Cassandre et la typographie

Par Yves Millecamps, membre de la section de Peinture

Il n’est pas dans mes intentions de faire une biographie d’Adolphe Mouron dit Cassandre (1901-1968), d’éminents auteurs, spécialistes l’ont fait (1), mais de rappeler succinctement l’histoire de la création de ses trois principales polices de caractères, le Bifur, l’Acier et le Peignot, et son importante contribution peu ou moins connue du public, dans la sphère de la typographie.

C’est l’occasion aussi d’exprimer mon admiration et ma fascination pour l’ensemble de son œuvre, et peut-être l’influence indicible qu’il eut par la suite sur mon propre parcours.

Dans les années 30, les principales publicités visuelles ou « réclames », étaient imprimées dans les revues et périodiques, ou peintes sur les murs (2). Comme tous les gens de cette époque, et malgré ma jeunesse, je fus impressionné entre autres, par « Dubo, Dubon, Dubonnet », mais aussi et surtout, par la suite, l’admirable affiche « L’étoile du Nord », et celle créée pour le paquebot Normandie...

Avant mon admission à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, entre 16 et 18 ans, mon professeur de dessin et peinture à l’École nationale professionnelle d’Armentières, Paul Noël, me fit réaliser des études de décoration, tapis, marqueteries, vitraux, ainsi que des projets d’affiches, dont un pour la Foire de Paris de 1950, qu'il eut la candeur de me faire présenter au concours ouvert aux plus grands professionnels... Ce fut évidemment un échec, mais une expérience passionnante.

Par la suite, et parallèlement à mes études à l’ENSAD, je suivis pendant un an les cours du soir de l’École Estienne sous la direction de Jean Garcia (3) et Adrian Frutiger (4), alors en pleine création de son caractère Univers. C’est à ce moment que je pris véritablement conscience de l’art typographique, de son importance et de sa science.

 

Le Bifur

Le choc le plus violemment ressenti dans ce domaine, fut la découverte du Bifur, dont la création commencée à la fin de 1927 pour les fonderies Deberny et Peignot ne sera commercialement présentée sous forme de spécimen que le 30 mars 1929. Quelle révolution à l’époque ! La puissance et la géométrie de ce caractère me subjuguèrent.

Cassandre connaissait les recherches typographiques du Bauhaus, prônant l’usage de la minuscule, mais pour sa part, à ce moment là, il revendiquait l’emploi quasi exclusif des capitales, dont est justement composé le Bifur qui s’intégrait parfaitement par sa signification et son architecture graphique, dans ses compositions tramées, savamment structurées et organisées.

C’était, pour son créateur, une manière de bouleverser ce domaine, d’affirmer sa personnalité, de publier une forme de manifeste. Ainsi, le texte devenait, dans ses affiches, une composante de l’image, un complément affirmé, harmonieux et logique.

Le Bifur, basé sur l’Antique, a été créé pour la publicité, conçu essentiellement pour un ou quelques mots, mais non du texte. Il avait pour fonction de surprendre le spectateur, et de graver cette image dans sa mémoire. De chaque lettre Cassandre retient et exalte la masse, en simplifie à l’extrême l’architecture, développe la géométrie pour en faire un mot-image. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il a voulu concevoir un caractère fonctionnel, et non pas décoratif.

Cependant, ironie de l’histoire, l’originalité de cette police est si forte qu’elle est devenue à elle seule, un extraordinaire emblème visuel des années 30 et de l’art déco, la plus typée de ces années charnières. Peut-être la plus innovante du XXe siècle ?

 

L’Acier

Créé en 1931 pour la revue de l’Office Technique pour l’Utilisation de l’Acier (O.T.U.A.), l’Acier est un caractère de titrage, spécifiquement conçu en fonction de cette publication à dominante photographique. Il se veut particulièrement technique, et comporte une version dont les parties pleines peuvent être noires ou grises. Ce caractère connaîtra un succès limité. Par la suite, la fonderie Deberny et Peignot le classera dans la catégorie des Antiques modernes.

C’est pour Cassandre une forme d’apport personnel à l’Union des artistes modernes (UAM), groupe d’artistes décorateurs et d’architectes qui couvre l’ensemble des métiers des arts décoratifs, (architecture, urbanisme, ameublement, textile, vitrail, reliure, affiche, typographie, etc.), issu de leur dissidence du Salon des Artistes Décorateurs (SAD) en 1929.

 

Le Peignot

Dessiné et diffusé en 1937, il porte le nom du directeur de la fonderie Deberny et Peignot, Charles Peignot, descendant d’une longue lignée de fondeurs.

Toujours tenant de l’utilisation des capitales, Cassandre s’employa cependant à associer, dans cette police, des capitales et des minuscules. En typographie, cet assemblage est appelé « biforme ».

Difficilement lisible dans les petits corps, elle est toute désignée pour les titres ou les textes de grande taille. Elle sera principalement utilisée pour certaines revues de luxe, professionnelles, en bibliophilie. C’est en Peignot que sont inscrites les citations de Paul Valéry sur les frontons du Palais du Trocadéro. Ce qui se dégage de ce caractère, est simplement la pureté des formes, une sorte de beauté impénétrable, énigmatique.

 

Épilogue

En 1958, Cassandre crée des alphabets de machine à écrire pour Olivetti : la Nuova Pica, et la Graphika 81, puis en 1960, le logo d’Yves Saint-Laurent. Vers 1967-1968, en plus du Métop, il se consacre à la création de son ultime police, le Cassandre, projet de caractère pour la composition photomécanique. Ces créations n’aboutiront pas commercialement.

Si l’œuvre de Cassandre, affiches, logos, publicités sous toutes formes, décors de théâtre, peinture, etc., est universellement connue, son apport dans le domaine plus discret de la typographie aura également été considérable.

Cassandre, écartelé entre son attrait profond pour la peinture et son métier d’affichiste, de graphiste et de créateur de polices de caractères, déçu, désenchanté, amer, mettra fin à ses jours le 17 juin 1968.  ■

 

1) Cassandre, Henri Mouron, Schirmer/Mosel.

2) Anciennes publicités murales, Marc Combier, Éd. Ouest-France.

3) Jean Garcia

4) Adrian Frutiger