Le grand paris, un patrimoine paysager de qualité

Entretien avec Jean-Pierre Le Dantec, ingénieur, architecte et écrivain, directeur de l’École d’architecture de Paris-La Villette de 2001 à 2006.

Nadine Eghels : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au paysage ?

Jean-Pierre Le Dantec : La question du paysage était abordée à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-la-Villette (ENSAPLV) où j’enseignais et où j’ai participé, à l’initiative du paysagiste Bernard Lassus, à la création d’un DEA appelé « Jardins, paysages, territoires » et, dans le prolongement de ce DEA, à l’encadrement de thèses de doctorat ; comme je suis aussi historien de l’art, nous avons beaucoup élaboré sur la théorie du paysage et j’ai écrit pas mal de livres à ce propos.

 

N.E. : Vous avez travaillé sur le Grand Paris ?

J-P.L.D. : Lorsque, en 2008, l’appel a été lancé par le Président de la République à dix équipes internationales pour réfléchir à l’avenir du Grand Paris « post Kyoto », cela faisait longtemps que nous travaillions sur ce sujet avec mon collègue Roland Castro (avec qui j’enseignais le « projet architectural et urbain » à l’ENSAPLV) : du temps de François Mitterrand d’abord, et ensuite à la fin des années 1990 pour la Direction régionale de l’équipement d’Ile-de-France qui nous avait confié une mission (dont un volet concernant le paysage) concernant les options de déplacements (individuels et collectifs) dans la région. Notre équipe était donc très bien placée pour répondre immédiatement à l’appel de 2008.

 

N.E. : Quelles thèses avez-vous défendues ?

J-P.L.D. : La première est qu’il fallait s’appuyer sur la géographie et les paysages. Ne pas penser en termes de sur-urbanisme, en recouvrant l’existant, mais au contraire faire en sorte que le projet résulte de cette armature paysagère et la révèle en l’exprimant. Le territoire du Grand Paris comporte quatre grands plateaux entaillés par des fleuves, avec en outre, comme il s’agit d’un bassin sédimentaire où alternent calcaire, marnes argileuses et sable, des buttes témoins de gypse à l’importance paysagère considérable. Ce qui donne huit grandes entités paysagères dans le Grand Paris. Dans cette situation, le réseau hydrographique joue lui aussi un rôle décisif. Il y a donc la géomorphologie, avec les rivières, les fleuves, les canaux et les plans d’eau qui sont des lieux décisifs car c’est là qu’on trouve les grandes ouvertures sur le ciel. Comme disait Michel Corajoud, le paysage c’est le « lieu où le ciel et la terre se touchent », c’est-à-dire quand on voit l’horizon. La Seine, la Marne et l’Oise jouent un rôle important, en suivant leurs méandres dissymétriques (coteau d’un côté, plaine de l’autre) on voit évoluer les paysages, depuis le plus construit (les berges du Paris intra muros) jusqu’au sauvage, et on rencontre des îles que la plupart des Parisiens ne connaissent pas. Or c’est là un des enjeux du Grand Paris : révéler les lieux et les qualités paysagères exceptionnelles dont dispose la région.

 

N.E. : Mais ces banlieues autour de Paris sont plutôt pavillonnaires, et d’aspect assez uniforme...

J-P.L.D. : À l’échelle de ce territoire, c’est au contraire varié : il y a des villes anciennes, comme Saint-Denis ou Versailles, des villages qui ont grandi, des villes nouvelles, des cités ou grands ensembles, bien sûr de l’habitat pavillonnaire, mais aussi des friches industrielles, de grands plans d’eau (lacs d’Enghien ou de Créteil, port de Gennevilliers... ), des canaux dont on réaménage les berges comme à Pantin, des rivières et des ruisseaux aujourd’hui souterrains (comme la Bièvre) qu’on peut faire réapparaître, des jardins, des champs, des bois et des forêts. Sans compter quantité de promontoires comme les buttes du Parisis (celle d’Orgemont, en particulier) qui, outre leurs qualités paysagères propres, sont autant de révélateurs, grâce aux vues larges qu’ils offrent, des paysages grand parisiens.

 

N.E. : Quels étaient les autres grands axes de votre projet ?

J-P.L.D. : Nous avons pas mal bataillé (et perdu) au niveau du nouveau métro. Nous défendions l’idée qu’il devait essentiellement être aérien, afin justement de révéler les paysages aux futurs voyageurs : cela aurait en outre été beaucoup moins cher. Mais il y avait des lobbys puissants, comme les grandes sociétés de tunneliers qui voulaient avoir des contrats, et donc creuser le sol avec tous les problèmes que cela implique : les déblais, les nuisances et un taux de CO2 très élevé en raison de l’énergie dépensée, etc. Et il y avait aussi un autre obstacle, d’ordre politique, celui-là : la difficulté de négocier avec toutes les communes traversées, le territoire étant très morcelé, d’où des complications et des recours pouvant entraîner des retards longs et coûteux. Cela dit, je reste convaincu que construire un monorail suspendu au-dessus du terre-plein de l’autoroute A 86, qui aurait servi d’armature au nouveau réseau, aurait été possible et merveilleux.

 

N.E. : Quelles sont les actions positives qui peuvent être envisagées à court terme ?

J-P.L.D. : Si l’exceptionnel patrimoine jardiniste du Grand Paris (les créations de Le Nôtre, au premier chef) est relativement bien connu, le patrimoine paysager et architectural de ce territoire, pourtant très intéressant, est relativement méconnu (excepté les nombreuses forêts qui sont d’importants lieux de promenade), et pourrait être valorisé. Deux exemples parmi quantité d’autres (au nombre desquels il faudrait citer les plans d’eau, les fleuves, les îles et les forêts).

Les forts (Ivry, Aubervilliers... ) sont des endroits souvent placés sur des éminences, qui ont des qualités architecturales manifestes : on pourrait les ouvrir et les mettre en valeur en les transformant, par exemple, en centres de vacances pour les nombreux enfants du Grand Paris qui ne partent jamais en vacances.

De même, outre la butte d’Orgemont évoquée plus haut et celle, voisine, du moulin de Sannois que sont en voie de réaménagement par la Région, je pense à la Butte Pinson, endroit merveilleux bien connu des peintres, où Utrillo et Suzanne Valadon s’étaient pratiquement installés. Ce site à la limite entre la Seine-Saint-Denis et le Val d’Oise, à cheval sur deux départements et plusieurs communes, avait été investi et puis abandonné. Il a été colonisé par des Roms, qui ne voulaient plus le quitter. Mais la Région Ile-de-France a réussi à le reconquérir, à le faire nettoyer et à le dépolluer, et récemment, autour de l’idée d’agriculture urbaine, s’y est créée une ferme pédagogique qui accueille des enfants, et des jardins potagers.

Tout ce patrimoine jardiniste, forestier, architectural, avec des bâtiments plus ou moins connus, des lieux industriels comme la chocolaterie Noisiel de Marne-la-Vallée ou le magnifique port de Gennevilliers, ne demande qu’à être révélé. D’autant que, outre les services gérant l’environnement et les paysages de la région IDF, il existe des équipes locales qui réfléchissent aux enjeux et aux moyens. À cet égard, il est pertinent de mobiliser autour de ces lieux-là des artistes ou des écrivains qui les investissent pour créer leurs œuvres ou y résider.

 

N.E. : Toutes ces actions sont-elles en voie d’être appliquées ?

J-P.L.D. : Là c’est plus compliqué...Il faut d’abord que le personnel politique soit sensibilisé, et ce n’est pas toujours facile en raison des conflits qui le traversent. Bon, la métropole du Grand Paris se met en place : j’espère, même si elle n’a pas encore la bonne échelle (celle de la totalité de la mégapole parisienne) et même si elle ne dispose aujourd’hui que de moyens très limités, qu’elle constituera l’embryon d’une instance décisionnaire capable de s’emparer de l’ensemble des problématiques, y compris paysagères, du Grand Paris et de s’en donner les moyens. Il faut espérer que ce patrimoine paysager de grande qualité et très diversifié pourra d’une part être révélé, tant aux habitants qu’aux touristes qui ne visitent aujourd’hui que Paris intra-muros, et d’autre part être fertilisé dans tous les sens du terme : par l’agriculture urbaine ; par la lutte contre le réchauffement climatique grâce à la transformation en boulevards des voies rapides pénétrantes qui balafrent le Grand Paris et grâce à la constitution d’une ceinture verte ; par la biodiversité qui pourra s’y développer grâce au recul de l’agriculture intensive dans le bassin parisien ; et même par la mixité sociale, si on arrive à attirer les classes moyennes dans des secteurs aujourd’hui peu prisés, en construisant un habitat de qualité aux abords des parcs et jardins existants ou créés. Avec notre équipe, je soutiens par exemple que l’immense et très beau Parc de la Courneuve pourrait être entouré d’immeubles de bon standing, qui accueilleraient une population plus aisée que celle des « cités » voisines, ce qui rééquilibrerait socialement cette partie de Seine-Saint-Denis qui en a bien besoin. Il existe actuellement une occasion de désenclaver ce parc cerné par une autoroute et une route à quatre voies, et d’y faire venir une autre catégorie sociale...mais le souci est que certaines municipalités voient d’un mauvais œil l’arrivée de « bobos » qui ne voteront plus pour eux. Ceci alors qu’à l’ouest, dans les villes riches des Hauts-de-Seine, c’est l’inverse ou plutôt la même chose : les municipalités ne veulent pas de mixité sociale car cela risque de déstabiliser leur électorat. Bref rien n’est simple, mais l’enjeu est passionnant.

Le Mont Valérien depuis les coteaux d'Argenteuil. Photo Atelier Castro Denissof Casi
Le Mont Valérien depuis les coteaux d'Argenteuil.
Photo Atelier Castro Denissof Casi