Le maccarthysme, une inquisition américaine

Par Coline Serreau, de la section cinéma et audiovisuel de l’Académie des beaux-arts, présidente de l'Académie et de l'Institut de France pour l'année 2025

[article issu de la Lettre de l'Académie n°102, L'artiste foudroyé]

 

Adieu à l'aéroport de Los Angeles, le 8 juin 1950, aux membres envoyés en prison des « 10 de Hollywood », scénaristes, réalisateurs et producteurs ayant refusé de coopérer, en 1947, avec la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (HUAC).  Dalton Trumbo est le 4e à partir de la gauche. Photo Wisconsin Center for Film and Theater Research
Adieu à l'aéroport de Los Angeles, le 8 juin 1950, aux membres envoyés en prison des « 10 de Hollywood », scénaristes, réalisateurs et producteurs ayant refusé de coopérer, en 1947, avec la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (HUAC).
Dalton Trumbo est le 4e à partir de la gauche. Photo Wisconsin Center for Film and Theater Research

 

Le contexte historique

Aux États-Unis, la dépression de 1929, la grande misère dans la population, la guerre civile espagnole et la victoire de Franco provoquent l’indignation d’une partie du peuple et de certains intellectuels. S’ensuit une montée du parti communiste aux États-Unis, le CPUS, qui rencontre un certain succès.

Entre 1950 et 1954, le rideau de fer s’abat entre l’Amérique et l’URSS, c’est la guerre froide.

Le « maccarthysme » s’inscrit dans ce contexte où l’angoisse face à l’expansion du communisme alimente une paranoïa collective.

Sous l’impulsion du sénateur Joseph McCarthy, des campagnes de chasse aux sorcières sont menées à travers les États-Unis pour démasquer de supposés communistes infiltrés dans les institutions, l’armée et surtout dans les industries culturelles.

Hollywood devient une des principales cibles de cette croisade idéologique où des cinéastes, scénaristes et acteurs sont accusés d’activités « anti-américaines ».

Des carrières brillantes furent brisées, des œuvres censurées, un climat de peur et de délation s’installa dans la création artistique.

Un antisémitisme sans complexe s’exprimait, d’autant que la plupart des grands talents qui avaient forgé la grandeur des débuts d’Hollywood étaient des juifs allemands, autrichiens, ukrainiens ou venant d’autres pays de l’est, réfugiés fuyant les pogromes, la guerre civile en Russie ou le nazisme naissant.

Beaucoup d’entre eux cultivaient les idéaux socialistes.

On peut citer les réalisateurs : Ernst Lubitsch, Billy Wilder, William Wyler, Michaël Curtiz, Josef von Sternberg, Erich von Stroheim, Fred Zinnemann, Fritz Lang, Joseph Mankiewicz, Otto Preminger, Jules Dassin, Stanley Kubrick... Ainsi que les fondateurs de plus grands studios : Jack Warner (Warner Brothers), Harry Cohn (Columbia), David O. Selznick, Louis B. Mayer (Metro Goldwyn Mayer), Adolph Zukor (Paramount), Carl Laemmle (Universal).

Henry Ford, magnat de l’automobile et antisémite notoire, publie en 1920 un livre intitulé The international jew, dans lequel il dénonce l’influence pernicieuse des juifs dans des films incitant à « la violence, glorifiant le sexe et corrompant la jeunesse américaine ». Certains extraits de ce livre ont été reproduits des années plus tard dans Mein Kampf d’Adolf Hitler.

Paradoxalement, les propriétaires des grands studios ont collaboré avec zèle avec le maccarthysme, par désir de s’intégrer dans la société américaine.

Enfin une campagne homophobe d’une violence inouïe est lancée, certains perdent leur emploi, d’autres se suicident. L’homosexualité est déclarée comme « anti-américaine ».

En 1938 est créée la HUAAC (House Un-American Activities Comittee). Cette commission d’enquête, organe clé du maccarthysme, commence à s’intéresser à Hollywood dans les années 40.

La HUAAC convoque des artistes pour témoigner et « signaler » d’autres présumés communistes.

Ceux qui refusent de coopérer sont inscrits sur des listes noires, empêchés de travailler.

Le 25 novembre 1947 la MPAA (Motion Picture Association of America, Association du cinéma américain) annonce qu’elle n’emploiera plus de communistes. Disney, lui, affirme que la menace communiste est sérieuse dans l’industrie cinématographique et licencie un grand nombre de ses employés, particulièrement les syndicalistes et les grévistes.

Ronald Reagan, président de la « Screen Actor's Guild », le syndicat des acteurs, dénonce la mainmise d’une clique communiste sur son syndicat.

Entre le 20 octobre et le 20 novembre 1947, dix-neuf réalisateurs, scénaristes et producteurs d’Hollywood, dont treize sont de confession juive, sont appelés à témoigner. Seuls onze sont entendus. Bertold Brecht en fait partie. Aussitôt après son audition, il quitte les États-Unis, pour ne plus jamais y revenir. Il avait déjà échappé de justesse au nazisme, son épouse Hélène Weigel aux camps d'extermination, le maccarthysme lui rappelle de très mauvais souvenirs, il préfère se réfugier en Suisse.

Restent ceux qu’on a appelés les « Dix d’Hollywood ». L’accusation n’a qu’un but : prouver l’appartenance de ces hommes au Parti communiste américain et l’infiltration communiste dans les studios. Ils reçoivent le soutien de grands artistes comme John Huston, Billy Wilder, William Wyler, Lauren Bacall, Humphrey Bogart, Bette Davis, Henri Fonda, Judy Garland, Katharine Hepburn, Gene Kelly qui protestent et fondent le « comité pour le premier amendement », celui qui protège la liberté d’expression. Durant leur interrogatoire, les Dix invoquent en outre le cinquième amendement qui leur permet de ne pas répondre aux questions de la HUAAC. Le tribunal les inculpe alors pour outrage à la cour. Ils sont licenciés sans indemnités, leurs employeurs jurent devant la presse qu’ils ne les emploieront plus jamais.

La fameuse « liste noire » d’Hollywood est née. Tous ceux qui refusent de coopérer avec la HUAAC y sont inscrits, alors que la plupart d’entre eux ont surtout des positions antinazies et contre l’antisémitisme. Entre 1947 et 1953, 26 000 personnes font l’objet d’une enquête approfondie.

On compte environ 8 000 démissions et révocations pour cause d’appartenance à des « organisations subversives » ou pratiques homosexuelles, de gens qui n’ont jamais plus retrouvé de travail dans l’industrie du cinéma. Cette liste noire n’est à aucun moment mentionnée comme telle, les preuves des accusations ne seront jamais rendues publiques.

Cette liste existera jusque dans les années 60.

 

L'acteur Robert Taylor devant la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (HUAC), 1947. Photo Globe Photos Inc. 1947.
L'acteur Robert Taylor devant la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (HUAC), 1947. Photo Globe Photos Inc. 1947.

 

Voici l’histoire de quelques-uns des artistes les plus connus, foudroyés par le maccarthysme :

Charles Chaplin : en 1947, le FBI lance une enquête officielle à son encontre. L’homme d’origine britannique semble particulièrement surveillé : son dossier comprend 2 000 pages. La dernière note remonte à 1978, soit un an après sa mort.

Un homme en particulier est convaincu que Chaplin est dangereux pour les États-Unis : J. Edgar Hoover, directeur du FBI pendant 48 ans, raciste, sexiste, homophobe, viscéralement anticommuniste et qui d’ailleurs était lui-même homosexuel, aimant à se travestir. La mafia possédait des photos compromettantes de Hoover et le faisait chanter, c’est pourquoi il n’a jamais réellement inquiété ladite mafia. Tout ceci est raconté dans le film J. Edgar de Clint Eastwood avec Leonardo DiCaprio.

Le regard sévère de Chaplin détonne dans cette Amérique qui peine à faire son auto-critique. Chaplin, lors du monologue final du Dictateur (1940), énonce clairement sa vision du monde moderne : L’avidité a empoisonné l’esprit des hommes, a barricadé le monde dans la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Le Dictateur est l’un des meilleurs films de Chaplin, mais il va vite provoquer sa chute à Hollywood. En 1952, quand Chaplin présente à Londres son film le plus autobiographique Les Feux de la rampe, son sourire est crispé : il vient d’apprendre l’annulation de son visa de retour. S’il rentre en Amérique, il sera arrêté. Chaplin décide d’abandonner sa maison et ses biens, il tourne le dos aux Américains et choisit l’exil en Suisse.

Il écrit dans son autobiographie : « Que je revienne ou non dans ce triste pays avait peu d’importance pour moi. J’aurais voulu leur dire que plus tôt je serais débarrassé de cette atmosphère haineuse, mieux je serais, que j’étais fatigué des insultes et de l’arrogance morale de l’Amérique ».

Il faudra attendre 1972 pour qu’Hollywood se fasse pardonner cette ignominie en décernant à Chaplin un Oscar d’honneur. La standing ovation pour lui dure douze minutes, c’est la plus longue de l’histoire de l’Académie.

Dalton Trumbo : Trumbo est l’un des Dix d’Hollywood, qui refusent de répondre à la question : « Êtes-vous encore, ou avez-vous été membre du parti communiste ? ».

Trumbo est condamné à une peine de prison qu’il effectue en 1950 pendant onze mois. Voici un extrait tiré de l’audience de Dalton Trumbo devant la commission :

L’enquêteur en chef : Monsieur Trumbo, je vais vous poser diverses questions, auxquelles il faudra répondre par « oui » ou par « non ».

Dalton Trumbo : Je répondrai par oui ou par non si cela me convient. Il y a beaucoup de questions auxquelles on ne peut pas répondre par « oui » ou « non », à moins d’être un imbécile ou un esclave.

Trumbo s’exile au Mexique, où il continue à écrire des scénarii sous des noms d’emprunts. Entre 1947 et 1960, il écrit 17 films sans être crédité pour son travail. Il remporte même l’Oscar du meilleur scénario pour Les Clameurs se sont tues de Irving Rapper. Il sort officiellement de la liste noire en 1960, lorsque Otto Preminger, pour Exodus et puis Kirk Douglas, pour Spartacus de Stanley Kubrick, exigent que Dalton Trumbo soit crédité sous son vrai nom au générique. En 1971, Trumbo obtient le Grand prix du jury à Cannes pour son film, Johnny s’en va-t-en guerre.

Orson Welles : Welles est tombé en disgrâce auprès des producteurs américains, parce qu’il figure depuis novembre 1947 à la suite des recommandations de la HUAAC sur la liste noire de la MPAA. Welles s’exile en Europe.

Hans Eisler : Eisler, élève d'Arnold Schönberg, a collaboré avec Bertolt Brecht et mis en musique ses poèmes. La musique d’Eisler, communiste et « demi-juif », et la poésie de Brecht, furent bannies par le parti nazi en 1933, et les deux amis furent contraints à l’exil. Eisler déménage à Hollywood, où il compose la musique de nombreux films dont ceux de Fritz Lang, de Jean Renoir... Eisler est entendu par la HUAAC. On l’accuse d’être « le Karl Marx du communisme dans le domaine musical » et un agent soviétique à Hollywood. Il est inscrit sur la liste noire du cinéma et contraint de quitter les États-Unis.

John Berry : il débute comme acteur avec Orson Welles puis devient l’assistant de Billy Wilder au cinéma. Il est dénoncé comme communiste et inscrit sur la liste noire du cinéma. Pour cette raison, il est contraint de s’exiler en France au début des années 1950.

Arthur Miller : en juin 1956, il est convoqué pour s’expliquer devant la HUAAC. Il a été dénoncé par Elia Kazan. Il refuse de dénoncer qui que ce soit, il est déclaré coupable d’outrage au Congrès pour avoir refusé de révéler les noms des membres d’un cercle littéraire suspecté d’affiliation communiste.

Jules Dassin : bien qu’il ait quitté le PC depuis 1939, lors de la « chasse aux sorcières », il est dénoncé par Edward Dmytryk. Dassin refuse de dénoncer qui que ce soit. Inscrit sur la « liste noire », il s’exile en Europe en 1949. Il est alors annoncé aux producteurs européens que les films de Jules Dassin ne pourront jamais être distribués aux États-Unis. Sa carrière américaine s’arrête.

Joseph Losey : après des études en Allemagne avec Bertolt Brecht, Losey retourne aux États-Unis, parvenant jusqu’à Hollywood. Sommé en 1952 de se présenter devant l’HUAAC, il choisit de s’exiler au Royaume-Uni.

Richard Wright : son roman Native Son (1940), premier roman écrit par un Afro-Américain, rencontre un succès fulgurant. En quelques heures, certaines librairies sont en rupture de stock, en trois semaines, 215 000 exemplaires sont vendus. Les critiques sont enthousiastes et comparent Wright à Steinbeck, Dostoïevski ou Dickens. Pour échapper aux poursuites du maccarthysme, Richard Wright est obligé de se réfugier en France avec sa femme et sa fille.

Leonard Bernstein : né de parents juifs ukrainiens, il est principalement connu pour sa collaboration avec Jerome Robbins au théâtre et au cinéma (West Side Story). Il lutte contre la politique du maccarthysme du début des années 1950 et ensuite contre la guerre du Vietnam. Pendant 35 ans, soupçonné d’appartenir à une organisation communiste, il fait l’objet de plusieurs enquêtes fédérales. En 1953 il se voit refuser le renouvellement de son passeport et frôle même la détention.

Dashiell Hammett : considéré comme le fondateur du roman noir, il est accusé de communisme par la HUAAC, il est envoyé en prison. En 1951, Hammett est traité de « conspirateur rouge » et de « subversif très dangereux » par le magazine Hollywood Life. Ses ouvrages sont retirés des bibliothèques publiques à cette période. Ils y retrouveront leur place après l’intervention du président Eisenhower.

Elia Kazan : un cas de conscience : Elia Kazan, une des figures les plus controversées de cette époque, réalisateur acclamé de Un tramway nommé désir et Sur les quais coopérera avec la commission, contrairement à Trumbo ou Chaplin, et pour sauver sa propre carrière, livrera à la HUAAC les noms de collègues supposément communistes. Son empressement à dénoncer ses amis et connaissances met un terme à des dizaines de carrières. Ses choix, bien qu’ils lui aient permis de continuer à tourner, entachèrent durablement sa réputation, soulevèrent des interrogations éthiques sur l’intégrité artistique face à la peur et laissèrent une blessure profonde dans le milieu artistique.

 

Parallèles avec l’époque contemporaine

Le maccarthysme, en érigeant la peur et la suspicion en méthode de gouvernance, illustre le danger des politiques fondées sur la dénonciation et l’intimidation. Aujourd’hui, des parallèles inquiétants peuvent être établis avec la situation conflictuelle mondiale, le développement des technologies de surveillance et la montée des discours sécuritaires qui rappellent l’ère où la liberté individuelle était sacrifiée au nom de la « sécurité nationale ».

À l’instar des tensions de la guerre froide, nos sociétés actuelles sont marquées par une polarisation politique et culturelle qui menace la liberté d’expression et la diversité des voix artistiques.

 

Un avertissement pour l’avenir

L’histoire du maccarthysme et de ses victimes dans l’industrie cinématographique est un rappel poignant de la fragilité des libertés fondamentales face à la peur et aux abus de pouvoir. À l’heure où des forces similaires de censure et de division resurgissent, il est impératif de protéger la liberté d’expression et de création, garantes de la richesse culturelle et démocratique des nations.

À travers le prisme des artistes foudroyés par le maccarthysme, nous comprenons que l’art, miroir de la société, est toujours l’un des premiers domaines que l’on attaque lors des crises politiques. Mais il est aussi un espace de résistance. Quand les voix des artistes se taisent, c’est la société toute entière qui perd son âme.

Lorsqu’une société se trouve au tournant d’une profonde mutation, qu’elle doit évoluer ou s’effondrer, les forces rétives aux changements s’affolent de peur de perdre leurs privilèges et leur pouvoir, elles ont besoin de gouvernements forts et de répression violente pour se maintenir en place.

Ne serions-nous pas dans ce moment de notre histoire, mondialement ?

Pour terminer avec une note humoristique, voici une citation d’une interview de Mary Anne Trump, la maman de Donald Trump, parlant de son fils à un journaliste : « Oui c’est un idiot qui n’a pas le moindre bon sens, ni aucune compétence sociale, mais c’est mon fils. J’espère seulement qu’il ne fera jamais de politique. Ce serait un désastre ».