Comment la matière devient image

Rencontre avec Miquel Barceló, peintre, sculpteur.

Nadine Eghels : Comment l’art des origines a-t-il influencé votre travail ?

Miquel Barceló : Il est essentiel dans ma démarche. On avance en regardant très en arrière. Ce qu’a été Cézanne pour Picasso, ou Duchamp pour les artistes de la génération de mon père... pour moi c’est la grotte Chauvet ! C’est la grande découverte de ma vie d’artiste.

 

N.E. : Avant vous étiez allé à Altamira ?

M.B. : Oui j’étais allé à Altamira souvent, et à Lascaux aussi, c’était très impressionnant mais à Chauvet il y a quelque chose en plus.

 

N.E. : Qu’y a-t-il en plus à Chauvet ?

M.B. : D’abord à Chauvet les animaux qui sont représentés sont très dangereux : des lions, des rhinocéros, des panthères, des animaux sauvages et carnivores, qui peuvent vous tuer dans la seconde. Alors qu’à Lascaux ou Altamira ce sont des herbivores, des bisons, plutôt des proies de chasse qui n’évoquent pas le même danger. À Lascaux et à Altamira, les animaux sont des animaux génériques, il y a des bisons magnifiques, mais c’est toujours le même bison, il est là comme une réclame, comme une représentation du bison, c’est déjà presque un taureau, et avec le rouge et le jaune c’en est devenu le symbole de l’Espagne. Alors qu’à Chauvet chaque animal a une individualité propre, une morphologie, une expression, un âge, un regard différents, on reconnaît l’espèce mais les traits ne sont jamais pareils, il y a des petits détails morphologiques ou posturaux étonnants. Et à ce chef d’œuvre qu’est Chauvet, on ne retrouve rien de similaire pendant de nombreux millénaires, c’est quelque chose d’unique qu’on n’arrive pas à comprendre, qui nous échappe complètement. Comment ces hommes pouvaient-ils avoir un tel sens de l’observation, une telle proximité avec ces animaux ? À cette lumière, on en viendrait à considérer l’art des grottes qui viennent après, Lascaux ou Altamira, presque comme un art décadent.

 

N.E. : Comment appréhender ces peintures ?

M.B. : C’est l’ensemble qui est très important. On a l’habitude de voir ces peintures dans des livres ou dans des restitutions, dans des films, avec des séquences séparées, mais il faut considérer l’ensemble, c’est l’interaction entre toutes les peintures qui est essentielle, et la grotte elle-même est active : même quand il n’y a rien de peint, cela fait partie de la peinture, c’est comme un tableau de Picasso, s’il n’y a qu’un trait de fusain sur une toile blanche, le blanc fait aussi partie de la peinture. Exactement comme sur les grandes parois de la grotte où il n’y a rien de visible, les traces d’ours préliminaires font aussi partie de la peinture car on sent comment une personne a vu cette griffure de l’ours, a décidé de la restituer, a pris une écaille d’os ou un morceau de silex pour creuser, dessiner en utilisant la même technique que l’ours avec sa griffe, ensuite un autre artiste est revenu pour graver sur cette paroi, et ensuite un troisième artiste a raclé tout cela, afin de préparer sa paroi pour faire ses grandes peintures au manganèse et au charbon... pour la faire il a fait disparaître la peinture antérieure. On n’a pas fini de découvrir tous les secrets de cette grotte ! Elle a été découverte en 1994, c’est un trésor incommensurable et on n’en connaît qu’une part infime.

 

N.E. : Comment avez-vous été sensibilisé à l’art des origines ?

M.B. : Je me suis rendu compte que mon travail en était très proche. Plus ma peinture était décriée, plus j’avais envie de remonter aux origines. J’ai vécu un temps en Afrique, et je viens d’un pays où il y a beaucoup de roches... un pays de grottes. J’ai un lien très fort avec cela, depuis le début j’étais déjà pas mal entraîné à travailler dans les grottes. J’ai vu toutes les grottes qu’on peut visiter en France et en Espagne, j’ai chaque année un calendrier préhistorique assez important.

 

N.E. : En quoi cela nourrit-il votre travail ?

M.B. : Il suffit de le regarder... ce n’est pas un aspect technique. Cela a à voir avec la nécessité même de la peinture, comment la matière devient image. Je travaille beaucoup avec la terre et particulièrement à Chauvet, il y a une petite couche argileuse qui recouvre une paroi de calcaire... cela m’amène à quelque chose de très proche de mon travail. Par exemple j’ai fait pour la BNF une énorme verrière (200 mètres de long) recouverte d’argile, c’était une sorte de grotte, la lumière passait à travers le verre et la terre, et j’aimais bien l’idée de faire une grotte dans ce bâtiment à l’architecture très contemporaine... et on s’aperçoit qu’il n’y a pas de drame, que les choses sont beaucoup plus proches qu’on ne le croit.

 

N.E. : Est-ce que votre travail en Afrique était très différent ?

M.B. : En Afrique j’ai appris à travailler comme on ne le fait plus ici : travailler l’argile comme il y a cinq mille ans, la pétrir, prendre la terre et la mélanger avec des tessons cassés, avec de la paille, la modeler à nouveau, puis à un certain moment la faire cuire, introduire de la couleur avec des oxydes, de la cire etc. Ensuite je suis allé voir un vieux potier à Majorque, c’était comme un bond en avant de 4000 et quelques années... ensuite j’ai continué à faire de la céramique, et j’ai utilisé des machines, mais je suis très content d’avoir appris à le faire de la manière la plus traditionnelle. Je suis aussi allé travailler en Sicile où on pétrit encore la terre avec les pieds, comme au Maroc. L’art de la céramique emprunte aux techniques les plus anciennes et les plus sophistiquées... Tout cela a nourri mon travail, et continue de le faire.

 

N.E. : Comment avez-vous décidé de partir en Afrique ?

M.B. : Pour moi, l’Afrique a été une grande leçon de vie, et de survie. C’était la fin des années 1980, la fête infinie etc., aller en Afrique c’était une manière de sauver ma peau. Cela m’a permis d’aller en avant. Et je peux dire que comme artiste, l’Afrique a changé ma relation au monde. J’ai trouvé dans les grottes quelque chose d’aussi essentiel qu’en Afrique, en Côte d’Ivoire ou au Mali, où je suis beaucoup allé. Dans les grottes comme Chauvet je trouve une sorte de modèle, que je peux trouver aussi au Louvre ou au Prado : c’est chaque fois une grande révélation. À part cela j’ai aussi beaucoup visité les grottes dans l’Himalaya, pour voir des peintures bouddhistes très anciennes, au Tibet, en Chine, au Népal, au Mustang, au Zanskar, au Turkestan comme celles de Kizil qui sont magnifiques, et très bien conservées.

Miquel Barceló, Peinture pariétale sur toile, 2015, technique mixte sur toile, 235 x 293 x 26 cm. © André Morin, 2016
Miquel Barceló, Peinture pariétale sur toile, 2015, technique mixte sur toile, 235 x 293 x 26 cm.
© André Morin, 2016
Miquel Barceló, exposition « Sol y Sombra », 2016. "Le Grand Verre de terre, Vidre de Meravelles", argile sgraffiée sur le vitrage de l'allée Julien Cain, site François-Mitterrand de la BnF à Paris, 6 x 190 m. Photo © André Morin
Miquel Barceló, exposition « Sol y Sombra », 2016. "Le Grand Verre de terre, Vidre de Meravelles", argile sgraffiée sur le vitrage de l'allée Julien Cain, site François-Mitterrand de la BnF à Paris, 6 x 190 m. Photo © André Morin
Miquel Barceló, exposition « Sol y Sombra », 2016. "Le Grand Verre de terre, Vidre de Meravelles" (détail), argile sgraffiée sur le vitrage de l'allée Julien Cain, site François-Mitterrand de la BnF à Paris, 6 x 190 m. Photo © André Morin
Miquel Barceló, exposition « Sol y Sombra », 2016.
"Le Grand Verre de terre, Vidre de Meravelles" (détail), argile sgraffiée sur le vitrage de l'allée Julien Cain, site François-Mitterrand de la BnF à Paris, 6 x 190 m. Photo © André Morin