Venise et l’Académie royale de peinture et de sculpture

Par Pierre Rosenberg, de l’Académie française

 

 

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Giovanni Antonio Pellegrini (1675-1741), La Modestie présentant la Peinture à l’Académie, 1733, huile sur toile, 99 x 82 cm, Musée du Louvre. RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi.

 

À la disparition de Louis XIV, les arts en France étaient en un triste état. Le Brun mort en 1690, Pierre Mignard disparu cinq ans plus tard, n’avaient pas eu de successeurs de grande envergure. Certes, il y avait eu, sous le règne du Roi Soleil, des épisodes vénitiens : la galerie des Glaces due en partie au savoir-faire des maîtres verriers vénitiens importés clandestinement d’Italie au risque de leur vie, les gondoles qui faisaient la joie des visiteurs des jardins de Versailles... Ils n’étaient plus qu’un souvenir.

Vint Philippe d’Orléans (1674-1723), le Régent. Louis XV n’avait que cinq ans quand son oncle s’empara du pouvoir. La figure du duc d’Orléans est loin de faire l’unanimité parmi les historiens et son rôle politique demeure discuté. Si l’on s’accorde à voir en lui l’un des plus importants collectionneurs de son siècle – la dispersion de sa collection, sous la Révolution, est sans conteste une des pertes majeures de notre patrimoine –, si son goût pour les arts est assuré, si le choix d’Antoine Coypel (1661-1722) pour guider sa politique culturelle s’avéra excellent, l’on ignore à ce jour les raisons de ses choix vénitiens – si choix il y eut.

La grande heure de Venise paraissait passée.

À un seizième siècle triomphant qui avait vu s’opposer, à l’ombre du Titien, de Giorgione et de Giovanni Bellini, Véronèse – en 1664 Louis XIV avait reçu en don de la Sérénissime l’immense Repas chez Simon qui orne aujourd’hui le Salon d’Hercule à Versailles – et Tintoret, à un dix-septième siècle, aujourd’hui remis à l’honneur, à qui avait manqué une personnalité artistique exceptionnelle – chacune des grandes puissances européennes du siècle avait eu la sienne, Caravage et Bernin, Vélasquez, Rubens, Rembrandt et Poussin –, l’avenir paraissait sombre pour Venise. La cité des Doges était en déclin économique. Ses peintres, et ils étaient nombreux, ne pouvaient subsister qu’en exportant leurs tableaux ou en s’exportant eux-mêmes, en s’exportant vers l’Allemagne du Sud catholique, à Dresde et à Varsovie (Bellotto), en Espagne (les Tiepolo) ou en Angleterre (Canaletto) et, pour un bref moment, en France.

Quel fut, durant cet épisode heureux, le rôle exact du Régent ? Nous l’ignorons. S’il aimait collectionner la peinture vénitienne contemporaine, notamment Sebastiano Ricci (1659-1734), il n’est pas certain qu’il ait eu conscience de la place qu’occuperaient, dans l’histoire de la peinture française, les artistes vénitiens de passage à Paris. Et c’est là qu’intervient l’Académie royale de peinture et de sculpture, l’ancêtre direct de l’actuelle Académie des beaux-arts du quai de Conti. Elle avait à sa tête Antoine Coypel, sa succursale romaine, l’Académie de France à Rome, serait bientôt dirigée par Nicolas Vleughels (1668-1737), vénétophile inconditionnel qui transféra son siège du Palais Capranica au Palais Mancini. Et c’est à ce moment que l’Académie royale de peinture et de sculpture reçut parmi ses membres deux artistes vénitiens de premier plan, de surcroit une femme peintre, en avance dans ce choix de plusieurs siècles.

 

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Rosalba Giovanna Carriera (1675-1757), Jeune fille tenant une couronne de laurier, nymphe de la suite d’Apollon, 1721, pastel sur feuille de papier bleu marouflée sur toile, 62,9 x 56,3 cm, Musée du Louvre. RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.

 

Rosalba Carriera (1675-1757), la Rosalba, n’était plus de toute première jeunesse à son arrivée en France. Ce n’était pas non plus une beauté. Une caricature d’Anton Maria Zanetti (1679-1767), conservée à la Fondation Cini à Venise, nous la montre de face, étrangement chapeautée avec son visage grêlé de vérole – ce qui n’empêcha pas le Tout-Paris de tomber amoureux d’elle. Le Tout-Paris, le Paris des amateurs, des collectionneurs, mais également le Paris officiel, se jeta à ses pieds et voulut son portrait au pastel, une technique que l’on pratiquait certes de longue date en France, mais qu’elle avait su porter à sa perfection. Elle fit le Portrait du jeune Louis XV aujourd’hui à Dresde. La Rosalba était accompagnée par sa sœur et par son beau-frère le peintre Giovanni Antonio Pellegrini (1675-1741) sur qui nous reviendrons bientôt. Parmi ces amateurs, il y avait Pierre Crozat (1665-1740), l’un des hommes les plus riches de France, l’un des plus importants collectionneurs de dessins du siècle. Il revenait d’Italie et c’est lui qui, le 22 décembre 1719, invita la Rosalba à se rendre à Paris. Elle arriva en avril 1720 et fut logée, jusqu’à son départ en avril 1721, dans le somptueux hôtel Crozat de la rue de Richelieu. Le 26 octobre 1720, la Rosalba était agréée par l’Académie royale de peinture et de sculpture. Elle promettait l’envoi de son obligatoire morceau de réception, ce qu’elle fit dès son retour à Venise. Son pastel, au Louvre aujourd’hui, représente une Jeune fille tenant une couronne de laurier, en fait, comme elle l’écrit elle-même, une Nymphe de la suite d’Apollon. Le 10 octobre 1721, la Rosalba annonçait à Antoine Coypel l’expédition de l’œuvre à Paris. Elle lui écrivait en français : « J’envoie la pastelle à l’Académie [...] je croirais faire tort à la bonté, que vous [Antoine Coypel] avez eu, de porter tous ces illustres à m’accorder l’honneur bien grand d’être parmi eux, si je ne me flattais que vous leur persuaderez encore que j’ai fait tout mon possible pour leur témoigner ma reconnaissance [...] [le pastel] représente aussi une ninfe de la suite d’Apollon ». Le pastel était présenté à l’Académie le 31 janvier 1722, quelques jours après la mort d’Antoine Coypel le 7 janvier. L’abbé de Maroulle dans le Mercure de France de février, Pierre Jean Mariette (1694-1774), autre éminent collectionneur de dessins et autre amoureux platonique de la Rosalba, s’en montrèrent enthousiastes. Un échange de lettres entre l’Académie et la Rosalba concernant l’accueil des académiciens, mais aussi le choix du cadre qui lui conviendrait, témoigne du grand intérêt que suscitait ce pastel, œuvre, rappelons-le, d’une femme. Maurice-Quentin de La Tour (1704-1788) en fit la copie, aujourd’hui conservée au musée de Saint-Quentin. Qui voudra en savoir plus et lire le détail de la correspondance entre la Rosalba et l’Académie se reportera à la notice de Xavier Salmon dans son catalogue des Pastels du Louvre des XVIIe et XVIIIe siècles paru aux éditions Hazan en 2018.

La Rosalba était fort pieuse. Elle cachait au verso de ses œuvres, entre le châssis et la toile de protection de son pastel, de petites gravures, des images pieuses, sorte de porte-bonheurs. L’on a récemment découvert, au verso de son morceau de réception à l’Académie, l’une de ces images pieuses représentant en l’occurrence les Rois mages.

La Rosalba voyageait en compagnie de son beau-frère Giovanni Antonio Pellegrini. Il avait épousé Angela Carriera, la sœur de la pastelliste et fut à son tour agréé par l’Académie royale de peinture et de sculpture le 31 décembre 1720. Il prit son temps pour faire parvenir à l’Académie son indispensable morceau de réception qui n’arriva à Paris qu’en 1733. Il choisit, pour cette œuvre peinte à l’huile aujourd’hui également au Louvre, un sujet qui ne pouvait que flatter les membres de l’Académie, La Modestie présentant la Peinture à l’Académie, en réalité La Peinture et le Dessin faisant l’éducation de l’Amour.

Mais la grande aventure de Pellegrini à Paris fut la réalisation, pour la Banque royale, du plafond de la galerie du Mississippi, à l’emplacement de l’actuelle Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu. Ce fut John Law (1671-1729), l’illustre financier écossais, qui lui en passa commande en 1720, quelques mois avant la faillite du « système Law » et l’énorme scandale qu’elle suscita. Law s’exila et mourut à Venise en 1729. Le plafond qui avait pour sujet La Félicité de la France ou encore l’Allégorie du commerce et du gouvernement fut rapidement détruit pour des raisons sur lesquelles l’on s’est longtemps interrogé. Voulait-on oublier au plus vite le souvenir de la faillite qui avait ruiné bien des Français, bien des artistes dont, semble-t-il, Watteau ? Souhaitait-on, comme l’ambitieux François Lemoyne (1688-1737) s’y employait, tourner la page vénitienne ? Son plafond du Salon d’Hercule, Le Triomphe d’Hercule, ce Salon orné du tableau de Véronèse offert à Louis XIV par Venise, était en quelque sorte la réponse au plafond de Pellegrini dont effectivement on ne voulait pas garder le souvenir.

 

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Jean-Antoine Watteau (1684-1721), Pélerinage à l’île de Cythère, 1717, huile sur toile, 129 x 194 cm, Musée du Louvre. RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

 

Les Académiciens, en recevant parmi eux la Rosalba et Pellegrini, ne semblaient pas avoir pris ombrage de la venue dans leur rang d’artistes étrangers. Nicolas de Largillierre (1656-1746) et Hyacinthe Rigaud (1659-1743), des portraitistes comme l’était la Rosalba, les ont, croyons-nous, accueillis avec bienveillance, mais leur cadet d’une génération, François Lemoyne, né en 1688, voyait les choses d’un autre œil. Lemoyne avait pour ambition de prendre, pour la peinture française, la place qu’avait tenue un temps Venise et qu’occupait encore Rome, la Rome de Carlo Maratta et de ses nombreux élèves. Son plafond voulait relever le défi italien. Un défi gagné, mais en quelque sorte unique dans l’histoire de la peinture française du XVIIIe siècle.

Nous n’avons pas évoqué le nom de l’académicien qui connut et admira la Rosalba, un académicien qui domine la Régence et qui, mieux que François Lemoyne, assura cette primauté française qu’avaient souhaitée Richelieu, Louis XIV et, en toute vraisemblance, le Régent. Je veux dire Antoine Watteau (1684-1721), académicien depuis 1717. Watteau et la Rosalba se virent au moins à trois reprises, le 21 août 1720, puis les 9 et 11 février 1721. Ils échangèrent leurs œuvres. Fit-elle son portrait ? L’identification des traits de Watteau dans trois pastels conservés respectivement à Francfort, à Trévise et en collection privée ne fait pas l’unanimité. Fit-il son portrait ? Rien n’est moins certain. L’identité du modèle des feuilles d’Amsterdam et de Washington n’a rien de sûr. Ce qui l’est en revanche c’est l’amour de Watteau pour Venise. Qu’il ait vu des tableaux vénitiens est certain. Qu’il ait voulu se rendre à Venise ne fait aucun doute. Qu’il ait copié des œuvres de ses artistes les plus glorieux, notamment celles de Véronèse, est avéré. En définitive, ce n’est pas François Lemoyne avec son plafond du Salon d’Hercule à Versailles qui gagna la bataille, mais Watteau qui, avec son Pèlerinage à l’île de Cythère, remporta la victoire, celle de la première place de Paris.

Rosalba regagne Venise. Pellegrini quitte Paris pour l’Angleterre, Watteau meurt le 18 juillet 1721. En quelques années, la page du long règne de Louis XIV est tournée.