Des illusions de l’image photographique

Par Bernard Perrine, correspondant de la section de photographie

 

 

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Georges Rousse (né en 1947), installation au sein du Musée Opelvillen à Rüsselsheim, Allemagne, 2013. Photo Georges Rousse & VG Bild-Kunst, Bonn 2021, courtesy Galerie Springer Berlin.

 

André Comte-Sponville (1) ne se fait pas d’illusion sur l’illusion car elle ne tient pas ses promesses et, chaque fois que l’on se fait des illusions sur le réel, il nous rappelle à l’ordre. Voilà pourquoi le philosophe préfère la désillusion « par amour de la vérité, première vertu pour un intellectuel ». Il en va de même pour l’image photographique dont la matérialité et le sens se sont souvent construits sur des illusions. Son pouvoir de vérité, mis en avant par François Arago pour appuyer la reconnaissance de la photographie au moment de sa divulgation en 1839, a été dans le même temps mis en doute par Hippolithe Bayard. Du mythe de la caverne aux descriptions de Thiphaine de la Roche en passant par la légende de la « jeune Corinthienne », l’homme a toujours cherché à fixer les « images-illusions » engendrées par la lumière et plus particulièrement celle de la « figure humaine ». Dans un de ses premiers ouvrages Susan Sontag (2) s’interrogera, comme Roland Barthes, sur la relation que les images entretiennent avec la réalité et sur la relation que l’homme entretient avec la photographie. « Une photo est à la fois une pseudo-présence et une marque de l’absence » Une illusion pour ces peuples coupés des évolutions de la civilisation qui ne reconnaissent pas leur portrait photographique qu’ils décrivent comme un morceau de papier. Pourtant, pour défendre cette nouvelle invention, François Arago (3) n’hésita pas à mettre en avant la vérité de sa précision et sa rapidité, car selon Jules Janin, « c’est le soleil lui-même qui opère »...

Mais, dans le même temps le célèbre Autoportrait en noyé, réalisé par Hippolythe Bayard le 18 octobre1840, vient affirmer le contraire. Il serait la première photographie revendicatrice destinée à l’Académie et au monde politico-scientifique. Ce que Camille Bonnefoi, dans un texte intitulé Contre la photographie, présente comme une guerre ontologique qui déchire la photographie depuis ses origines, bien avant son statut d’œuvre artistique. La mise en scène du suicide de son auteur montre que la photographie n’est pas qu’un simple outil d’enregistrement du réel, mais qu’elle peut être une image mensongère déniant la preuve photographique. Et comme son auteur n’est pas mort, la photographie est fausse. Elle ment et récuse à l’avance le fameux « ça a été » par le « quelqu’un a été ». Le texte écrit au dos du « noyé » vient affirmer qu’il serait illusoire de donner à l’image d’autres interprétations que celle qu’elle génère. Mais, par contrecoup, si cette photographie ouvre la voie aux illusions de la performance, elle authentifie surtout un auteur, donc un artiste. Toutefois, Hippolithe Bayard n’avait pas prévu que son « noyé » deviendrait à son tour illusion. Le temps a estompé et quasi effacé la trace, condamnant l’image à l’invisibilité, enfermée dans une boîte noire conservée dans les réserves de la Société française de photographie.

 

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Page de gauche : Hippolyte Bayard (1801-1887), Autoportrait en noyé, 1840, procédé photographique de l’auteur. USC’s Annenberg School for Communication.

 

Même l’ineffable image latente, encensée par Arago pour sa précision et sa vérité, était en elle-même porteuse d’illusion... Car si elle existait en puissance, ne faudra-t-il pas attendre un siècle et demi et la fin des années 1980 pour qu’une équipe du Cnrs (4), aiguillonnée par les interrogations de Jean-Louis Marignier, découvre, sous radiolyse pulsée ou décomposition de la matière par des rayonnements ionisants, ce que l’on appelait vulgairement le « développement ». Des Illusions qui, des travaux de Gabriel Lippmann enregistrant à la fin du XIXe siècle les interférences lumineuses, mèneront le hongrois Denis Gabor sur la route de l’holographie. La vraie, et non pas le « Pepper Ghost », aperçu récemment sur la scène politique française, illusion d’optique connue depuis le dix-neuvième siècle et utilisée dans les maisons hantées et dans les « tours de magie » des charlatans. Ou, encore, la persistance rétinienne et son illusion du mouvement, qui donnera naissance au cinéma et par analogie à la télévision avant que le numérique, l’informatique et bientôt le quantique viennent coder tout cela en le rendant invisible pour en renforcer encore l’illusion et la projeter en 3D.

Avant ces futures mutations technologiques, les photographes ont nourri leur œuvre de cette illusion qui semble accompagner la photographie bien avant sa naissance. C’est ainsi que des artistes comme Jeff Wall, Éric Baudelaire, Luc Delaye et d’autres ont banni cette illusion de réalité et de vérité pour documenter leur époque à travers de savantes narrations construites car « la photographie me semblait prise au piège de sa propre nouveauté tandis que des arts plus anciens, le théâtre et la peinture, avaient su créer, par la force de l’illusion, des situations dans lesquelles le spectateur peut avoir la sensation de partager un espace très privé avec quelqu’un d’autre, sans y être » (5). Peu avant, Jean-Luc Godard semblait faire le même constat avec son « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image... ».

Dans des allers et retours, transcourants s’illusionnant, on verra les doctrines de John Ruskin, adepte du daguerréotype, influencer le mouvement préraphaélite qui se crée en 1848, alors qu’à l’inverse, à la fin de ce même siècle, dans ce que l’histoire retiendra comme mouvement pictorialiste, la photographie aura recours aux procédés anciens floutés pour donner l’illusion de la peinture. Tout comme, beaucoup plus tard, l’hyperréalisme se voudra illusion de la photographie...

Dans un autre domaine, l’œuvre de Ruth Orkin (6), venant de l’image-mouvement (7) et fascinée par le pouvoir heuristique du cinéma, se concentrera sur « l’illusion du temps ».

Mais nombre d’illusions viendront surtout de cette dualité de l’image décrite par Régis Durand : « une icône car elle contient le monde mais aussi un simulacre, car elle n’est qu’une surface plane chargée de figures. Et notre regard ? Un trop grand ami du leurre... ».

C’est ainsi que, comme le commente Barbara M. Henke, à travers l’illusion de ce qu’elle refuse d’appeler « autoportraits » (bien qu’elle en soit le modèle), « les images de Cindy Sherman mentent. Mais ce qu’elles montrent fait apparaître de manière ciblée, caricaturale ou avec une perversion exacerbée, ce qui existe et nous conditionne : projections stéréotypées de la sexualité, de la beauté, du pouvoir et de la violence qui servent d’outils d’éviction du réel sous forme de stratégies médiatiques et d’impostures aux seules fins d’imposer leur réalité revendiquée ».

Entre réalité et illusion, la frontière est ténue comme le montre une des dernières expositions de Valérie Belin Modern Royals (8) dans laquelle, à l’inverse des précédentes, ses modèles vivants ressemblent à des mannequins en celluloïd. Ici, comme dans les séries où les mannequins donnaient l’illusion du vivant, cette pseudo-réalité des personnages induit une métaphore qui leur donne à la fois une certaine intemporalité entraînant un sentiment d’inquiétude et de malaise. Un malaise qui peut aussi venir de l’absence de frontière entre illusion et « réalité ». Aidée par les progrès de l’Intelligence artificielle (IA), la surface 2D peut en effet devenir 3D et, grâce à un apprentissage profond (GAN, pour Réseaux Adverses Génératifs), engendrer des visages, des portraits, plus vrais que nature, animés et pourvus de la parole.

  

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au sein de la galaxie Sunrise Arc, WHL0137-LS (ou Earendel) est, grâce au télescope Hubble, l’étoile la plus éloignée de notre Terre jamais détectée. NASA / Space Telescope Science Institute (STScI).

 

Enfin, si tout au long de l’histoire de la photographie, nombre d’artistes ont essayé de faire œuvre avec de banales illusions d’optique, Georges Rousse a su, avec l’anamorphose, remettre en cause la perspective, cette invention de la Renaissance qui est une construction, donc une illusion d’optique qui, comme le disait Kasimir Malevitch, « renvoie à la planéité de la peinture ».

Dans son Homo numericus (9), Daniel Cohen insiste sur l’illusion numérique. Non seulement celle qui vient sceller « la fin de dix mille ans d’histoire et le début d’une autre... », mais celle qui réduira en illusions ces trillons d’images capturées chaque année et enregistrées sur des supports rendus éphémères par obsolescence. Peu importe, puisque cette nouvelle histoire aura pour socle des illusions visionnées à travers des casques, des lunettes ou projetées directement sur nos rétines. Des réalités, dites virtuelles ou augmentées, qui commencent à envahir nos expositions, à générer des outils, des matériels ou des productions qui alimenteront demain les marchés du métavers (10). Jusqu’à la possible catastrophe ou un retour au réel et à ses illusions !

C’est toutefois le télescope Hubble qui cet été aura jeté le plus grand trouble dans cette notion d’illusion en nous restituant, 12,9 milliards d’années après son émission, la lumière de l’étoile WHL0137-LS baptisée Earendel (11) qui a explosé et disparu depuis déjà fort longtemps. Illusion d’une réalité ou réalité d’une illusion ?

 

1 - Philosophie, André Comte-Sponville, France Inter, 6 juillet 2022, 9h.

2 - Susan Sontag, Sur la photographie (1977), 1er chapitre « Dans la caverne de Platon ».

3 - Compte rendu de la séance du 19 août 1839 devant l’Académie des Sciences de Paris : « À l’inspection de plusieurs des tableaux qui ont passé sous vos yeux, chacun songera à l’immense parti qu’on aurait tiré, pendant l’expédition d’Égypte, d’un moyen si exact et si prompt [...]. Pour copier les millions et millions d’hiéroglyphes qui couvrent, même à l’extérieur, les grands monuments de Thèbes, de Memphis, de Karnak, etc., il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le Daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail ».

4 - Jacqueline Belloni, Le développement photographique et la chimie de l’argentique, conférence, Institut de France, 15 décembre 2015.

5 - Jeff Wall, cité dans Jean-François Chevrier, Essais et entretiens, 1984-2001 : Jeff Wall, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2001.

6 - Cité dans la présentation de l’exposition « Ruth Orkin The illusion of time » réalisée par Anne Morin au Kutxa Kultur Artegunea, San Sebastian (https://www.kutxakulturartegunea.eus).

7 - Gilles Deleuze, Image – Mouvement ,1983, Éditions de Minuit.

8 - Valérie Belin Série Modern Royals, 2022, Galerie Nathalie Obaldia.

9 - Daniel Cohen, Homo Numericus la « civilisation » qui vient, Albin Michel août 2022.

10 - www.vie-publique.fr/rapport/286878-mission-exploratoire-sur-les-metavers et Observatoire des métavers, « 58% des Français pensent que ce sont les musées qui devraient prioritairement être présents dans le métavers » (sondage IFOP/Talan, janvier 2022).

11 - « Étoile du matin » ou « lumière montante » en vieil anglais.