Des poissons-automates à l’Exposition universelle de 1867

Par Guillaume Le Gall, professeur en histoire de l’art contemporain à l’université de Lorraine

 

 

Guillaume Le Gall
« Aquarium (intérieur) », planche extraite de François Ducuing, L’Exposition universelle de 1867, vol. 1. Photo Guillaume Le Gall.

 

L’Exposition universelles de 1867 à Paris présente deux aquariums, l’un d’eau douce, l’autre d’eau de mer. À cette époque, l’aquarium, récemment inventé, surprend par la révélation d’un monde dont la vision était restée jusqu’ici inaccessible. Au lieu de voir la nature consignée dans des bocaux, alignée, inerte, sur les étagères des musées, le visiteur de l’Exposition découvre une nature aquatique vivante, en mouvement. Placés dans des grottes artificielles, décorées des stalagmites et des stalactites réalisés à l’aide du mortier, ces deux aquariums doivent s’appréhender dans la continuité d’une histoire des grottes maniéristes du XVIe siècle. Tout comme les grottes maniéristes, celles de l’Exposition universelle réutilisent les formes de la nature (les grottes, les rochers, les stalactites et stalagmites) en mettant en scène leur formation telle une « théâtralisation de l’alchimie de la nature (1) ».

Mais le mouvement des poissons retenus derrière ces « cages de verre » n’est pas sans soulever des questions essentielles. Ne doit-il pas, par exemple, être comparé à la marche des rouages des machines exposées au même moment dans le même lieu ? La question est déterminante car le principe technique de ces grands aquariums publics repose en partie sur le mouvement continu de l’eau obtenu grâce à une machine mécanique, condition nécessaire à la survie des animaux. Le mouvement à l’aquarium n’est pas absolument naturel. En dépit d’une image idéalisée de la vie aquatique, le mouvement des poissons à l’aquarium se fonde sur un principe artificiel. Ainsi, les poissons ne sont-ils pas à l’image d’une nature et d’une vitalité qui ne doivent leur existence qu’à l’artifice d’une technique industrielle ? En d’autres termes, il ne peut y avoir de vie à l’aquarium sans l’entremise du mouvement des machines. Et c’est à l’art des automates qu’il s’agit de se référer pour comprendre les enjeux symboliques du mouvement à l’aquarium et comprendre en quoi les poissons peuvent apparaître comme l’image d’une nature vivante reliée à un mécanisme artificiel. Au fond, à l’Exposition, les poissons ne viennent-ils pas remplacer les automates qui peuplaient les grottes du XVIe siècle ? Ne faut-il pas examiner la présence des poissons en mouvement comme un vestige du goût pour ces êtres mécaniques qui s’animaient dans les grottes maniéristes, celles qui, précisément, constituent les modèles mêmes des cavités artificielles de l’Exposition universelle ?

Le mouvement des poissons à l’aquarium de l’Exposition universelle de 1867 apparaît aux yeux des observateurs comme relevant de « mystères nouveaux (2) ». L’aquarium tient du mystère car, en 1867, il est un artefact que l’on découvre depuis peu et qui produit une image inhabituelle : voir les profondeurs comme devant une vue en coupe de l’océan. C’est le sens par exemple de l’impression laissée par l’aquarium marin de l’Exposition sur Henri de la Blanchère quand celui-ci aperçoit les poissons qui « jouent silencieusement comme des fantômes (3) ». Comme le relève Horst Bredekamp, dans Machines et cabinets de curiosités, devant les automates, l’on perçoit un « effet d’illusion produit par le mouvement autonome » qui s’apparente à « la puissance d’une apparition surnaturelle (4) ». À l’aquarium comme devant les automates, l’émerveillement de cette apparition est proportionnel à la dissimulation du principe mécanique. Dans son étude sur Les grottes maniéristes, Philippe Morel relève à propos des automates que « l’invisibilité de la puissance motrice est la condition de l’effet d’émerveillement produit par un artifice qui se mue en œuvre de nature et devient le reflet de la création divine (5) ».

 

Guillaume Le Gall
Anonyme (F. Rioux ?), Aquarium au poisson de mer : coupe longitudinale, coupe transversale, coupe de la grotte d’entrée côté serre, planche aquarellée, 40 x 60 cm, 1867. Archives Nationales (France).

 

Si la vie dans les aquariums dépend d’une machine, alors l’homme qui est à l’origine de ce dispositif pourrait bien être à l’image du Dieu mécanicien du monde. L’art des automates permet de penser la fonction symbolique des aquariums insérés dans ces grottes qui reprenaient l’image de ces « cavernes matricielles », où « s’effectuait l’élaboration des métaux comme dans un laboratoire souterrain naturel (6) ». Pris dans cette généalogie des spectacles d’une nature générée par l’homme, c’est-à-dire du mouvement des automates placés dans l’environnement des grottes matricielles, l’aquarium devient à son tour un laboratoire de l’histoire naturelle. Désormais l’homme endosse le rôle de mécanicien et créé de « petits océans en miniature » dans lequel les mouvements des animaux n’existent qu’en fonction de l’intelligence technique de l’homme et sont à la merci du mouvement mécanique de la machine.

Dix-sept ans après l’Exposition universelle de 1867, Joris-Karl Huysmans aura cette vision en imaginant effectivement des poissons-automates dans un aquarium. Dans le mur de son salon décoré comme un navire rappelant le Nautilus de Jules Verne, Jean des Esseintes transforme une fenêtre en aquarium : ce n’est qu’après avoir « manœuvré le jeu de tuyaux » qui permettait le remplissage d’eau pure du bac qu’il finissait par contempler « de merveilleux poissons mécaniques, montés comme des pièces d’horlogerie, qui passaient devant la vitre du sabord et s’accrochaient dans de fausses herbes (7) », comme on pouvait admirer les automates dans les grottes et les jardins de la renaissance. 

 

1 - P. Morel, Les grottes maniéristes en Italie au XVIe siècle, Paris, Macula, 1998, p. 37.

2 - A.-G. Bellin, L’Exposition universelle : poème didactique en quinze chants, Paris, Garnier frères, 1867, p. 388.

3 - H. de la Blanchère, « L’Aquarium d’eau de mer », L’Exposition Universelle de 1867 illustrée, 5 septembre 1867, Paris, E. Dentu, p. 82.

4 - H. Bredekamp, Machines et cabinets de curiosité, Paris, Diderot Éditeur, 1996, p. 8.

5 - P. Morel, op. cit., p. 118. Dans son étude, Morel note p. 111 que « L’idée que ce sont les effets d’une chose cachée que l’on perçoit avec émerveillement sans en connaître, au moins dans un premier temps, la cause est bien évidemment fondamentale pour l’étude des automates ».

6 - Ibidem., p. 70.

7 - J.-K. Huysmans, À rebours (1884), Paris, Au Sans Pareil, 1924, p. 21.