L’illusion en musique

Par François-Bernard Mâche, membre de la section de composition musicale

 

 

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Oscar Reutersvärd (1915-2002), Tungt flytande flykt (fuite de liquide lourd), 1962, Lund, Suéde. Photo Bengt Oberger, licence CC.

 

La musique a longtemps bénéficié d’un privilège qu’on lui attribuait parmi tous les arts : celui de pouvoir s’exempter de tout rapport avec le monde « réel ». Le jeu avec les sons serait un langage libéré des banalités terrestres. Il pourrait servir à la communication avec les anges, ou à l’entretien des muses. Cyrano de Bergerac le réserve à l’aristocratie de ses « grands lunaires » : « leur langage nest autre chose quune différence de tons non articulés, à peu près semblable à notre musique, quand on na pas ajouté les paroles », et quand ils « dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent tantôt un luth, tantôt un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ».

Sans aller jusque-là, l’opinion que la musique, même instrumentale, est un langage, reste très répandue. Encore plus intraduisible que la poésie, elle veut et peut néanmoins tout dire, et cette polysémie lui confère un statut de langage suprême. La musique serait donc affranchie de tout souci réaliste, et d’autant plus libre pour communiquer.

Mais tout cela n’est peut-être qu’un ensemble d’illusions que le XXe siècle a mises en doute. La provocation de Debussy qui fait dire à M. Croche : « Les musiciens n’écoutent que la musique écrite par des mains adroites ; jamais celle qui est inscrite dans la nature » est une sorte de blasphème contre des siècles d’humanisme. Le dogmatisme de la grammaire tonale, qui avait pesé lourdement sur Debussy pendant ses années au Conservatoire, et celui de l’atonalisme que Schönberg s’apprêtait à promulguer à sa place, avaient en commun d’organiser la composition comme un langage d’une logique autonome. Tandis que les arts visuels, au moins depuis l’invention de la perspective, plaçaient la maîtrise de l’illusion très haut dans la hiérarchie de leurs valeurs, la musique dédaignait généralement toute évocation des réalités sonores, réputées triviales, pour mieux affirmer son autonomie.

Les réalités du monde sonore autres que la musique n’étaient considérées que comme des bruits, et seuls quelques énergumènes comme le futuriste italien Russolo rêvaient d’en faire un art qui remplacerait la musique. Varèse a cependant osé le premier composer pour percussion seule, et les progrès de la recherche ont montré que le bruit ne pouvait pas être une catégorie légitimée par la seule acoustique. Tous les sons utilisés par la musique comportent une part importante de bruit, au sens de désordre, tandis qu’inversement les sons purs des sinusoïdes, privés de tout « bruit », sont à peu près inutilisables en musique.

Il est vrai que beaucoup de musiques se proposent d’évoquer la nature. De nombreux livrets d’opéras baroques ont même leur tempête comme épisode imposé, mais, au siècle suivant, Beethoven est très soucieux de légitimer d’avance les sons de la caille ou de l’orage dans la Pastorale en les signalant comme imprégnés de ressentis humains plutôt que de bruits réalistes. Par ce filtrage il espère écarter tout soupçon de vulgarité. L’illusion réaliste priverait l’auditeur de la richesse symbolique induite par la musique, et signerait sa chute dans le prosaïsme.

Cependant, même sans remettre délibérément en cause l’artifice congénital qui identifie la musique à un langage supérieur, des positions esthétiques divergentes sont venues semer le trouble. Le cas de Messiaen est significatif. Il a maintenu à égalité la recherche formaliste de son « langage musical » et la fascination pour les sons des oiseaux comme expressions secrètes de quelques vérités surnaturelles. Le cas de Xenakis n’est pas moins remarquable. Il a ambitionné d’élargir l’esprit humain aux dimensions des phénomènes naturels. Avant lui, Varèse avait rêvé de transmuter en musique les tourbillons du Zambèze. Xenakis, lui, a apprivoisé (à l’aide des mathématiques et de la physique) des modèles comme un séisme dans Diamorphoses, les braises dans Concret PH, et les foisonnements stochastiques communs aux volutes de fumée, aux murmurations des étourneaux, aux clameurs des manifestations tragiquement dispersées. La fonction de communication inhérente à la grande métaphore du « langage musical » n’est pas ignorée, mais recadrée dans une recherche utopique qu’il a définie en écrivant : « la musique doit viser à entraîner vers lexaltation totale dans laquelle lindividu se confond, en perdant sa conscience, avec une vérité rare, énorme, et parfaite ». Dès lors il ne s’agit plus seulement de communication entre humains, mais bien d’une fusion quasi mystique de l’homme et de la nature. La part de l’illusion est en ce cas encore plus fondamentale que celle qui accorde à la musique le pouvoir d’exprimer l’inexprimable avec les seuls moyens du langage. La musique est chargée de réaliser l’utopie entrevue dès l’époque de Wagner lorsque la religion a commencé à perdre l’essentiel de son pouvoir.

 

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M.C. Escher (1898-1972) Relativity, 1953, gravure sur bois, 27,7 × 29,2 cm. Boston Public Library, John D. Merriam Collection.

 

Dans le domaine de l’illusion, le XXe siècle musical a aussi apporté des éléments de réflexion moins ambitieux, mais très nouveaux. Les recherches acoustiques associées aux noms de Pierre Schaeffer, Max Matthews, J-C. Risset, Werner Meyer-Eppler, l’Ircam, etc., ont révélé la présence de l’illusion dans des perceptions où on ne la soupçonnait pas. Jusqu’ici on appréciait occasionnellement l’évocation du galop chez Schumann, ou l’habileté de certains compositeurs à évoquer par exemple un instrument à l’aide d’un autre (cors de chasse, voix humaines, etc.). Mais lorsqu’en 1958 j’ai vérifié au G.R.M. que j’entendais parfaitement les notes graves d’un piano dont l’enregistrement avait pourtant effacé par filtrage les fondamentales, j’ai appris que la perception des hauteurs dépendait de lois bien plus subtiles que la simple architecture associant fondamentales et partiels. Un camarade normalien, J-C.Risset, allait dans ce domaine faire au Bell laboratory des découvertes importantes. Ses œuvres ont aussi largement exploité les illusions acoustiques paradoxales de Shepard, qui font descendre ou monter indéfiniment les hauteurs d’un son. Le parallèle est frappant avec certaines illusions optiques comme celles découvertes en 1934 par le suédois Reutersvärd et popularisées par les œuvres d’Escher ou de Brancusi, comme cet escalier qui monte ou descend indéfiniment. À leur tour les illusions optiques ont inspiré un compositeur comme Ligeti, dont les pièces 3,4,7 et 8 du deuxième livre d’Études pour piano se réfèrent à de tels modèles (notamment Colonne infinie, selon Brancusi, et Lescalier du diable, selon Escher).

 

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Côte à côte, la Colonne sans fin (1938) de Brancusi (1876-1957) et l’image sonore de la XIVe étude pour piano de Ligeti (1923-2006), interprète Idil Biret. Source : http://alain.cf.free.fr/musiqueroumaine/2colonnes.htm.

 

Ainsi l’illusion en musique est à considérer au moins à deux niveaux : techniquement elle est à la source de nombreuses recherches qui ont enrichi l’invention de nouvelles possibilités, et « philosophiquement » elle alimente une interrogation très actuelle sur les fondements mêmes et la porosité des rapports entre nature et culture. L’auditeur de musique n’est pas seulement conditionné par les traditions et les hiérarchies de la société à laquelle il appartient, mais aussi par les processus mentaux qui gouvernent à la base toute écoute. C’est dire que si le chercheur scientifique doit se méfier autant que possible des égarements de l’illusion, le compositeur et son public peuvent sans scrupule se réjouir de tout ce qu’elle permet ou enrichit.