L’art, l’illusion du monde ?

Par Christophe Rioux, universitaire, journaliste et écrivain

 

 

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Le Pérugin (1448-1523), Remise des clefs à saint Pierre (1481), fresque, 335 × 550 cm. Chapelle Sixtine, Vatican. Illustration, par sa perspective et le style architectural, des travaux de l’architecte Filippo Brunelleschi (1377-1446). Licence Creative Commons.

 

« On raconte que Giotto, encore jeune et dans l’atelier de Cimabue, peignit un jour sur le nez d’une figure faite par Cimabue une mouche si vraie que le maître se remettant au travail tenta à plusieurs reprises de la chasser de la main ; il la crut vraie, jusqu’au moment où il comprit son illusion ». Cette illusion, rapportée par Giorgio Vasari dans sa Vie de Giotto, est celle de la « musca depicta » ou « mouche peinte » que de nombreux peintres introduisent dans leurs œuvres entre 1450 et 1550. L’omniprésence de cet insecte résume finalement un profond débat entre naturalisme et symbolisme – comme l’a bien démontré l’historien André Chastel – mais pose surtout avec acuité la question centrale de l’illusion en art.

« Le monde de la magie est une illusion et l’art est de présenter l’illusion du monde » écrivait ainsi Paul Virilio, rappelant que l’illusion représente en réalité le cœur vibrant de l’activité artistique. Oscillant sans cesse entre la reproduction, la représentation ou l’interprétation, les artistes interrogent la réalité et rivalisent dans l’habileté à l’imiter. Chez les Grecs, le concept de mimesis constitue précisément un processus d’imitation et d’étude de la nature destiné à la représenter le plus justement possible, mais qui sera fermement condamné par Platon. En effet, le philosophe accuse l’art de détourner l’esprit de l’essentiel et de le faire tomber dans le piège de l’illusion. Plus tard, une condamnation de Pascal se focalisera également sur une conception purement mimétique de l’œuvre d’art et se concrétisera dans une formule relativement lapidaire : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! ».

Dès l’Antiquité, deux anecdotes sont relatées par Pline l’Ancien dans sa monumentale Histoire naturelle. La première part d’un défi lancé par le peintre Parrhasios à son rival Zeuxis, pour déterminer qui réalisera la peinture la plus admirable. En guise de réponse à son concurrent, Zeuxis peint des grappes de raisins de façon si convaincante que les oiseaux dupés tentent de les picorer. Mais tandis que Parrhasios vient à son tour présenter son travail, Zeuxis demande qu’on tire le rideau pour voir le tableau. Il doit immédiatement reconnaître son erreur, car le rideau est peint. Il s’avoue donc vaincu et félicite Parrhasios pour son illusion, en ajoutant : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur ». Zeuxis n’a en effet réussi qu’à tromper des oiseaux, tandis que son rival a réussi à tromper un artiste.

La seconde anecdote, toujours dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, a trait à l’origine de l’œuvre d’art. Peinée par le départ du jeune homme qu’elle aime, la fille d’un potier trace sur un mur le contour de son visage éclairé à la lumière d’une lanterne. Son père applique alors de l’argile sur l’esquisse et en fait un relief durci par le feu. Ce faisant, il donne naissance à une œuvre d’art, qui n’est pas une image fidèle du visage de l’être aimé, mais plutôt l’image d’une séparation. À nouveau, une illusion est donc au cœur du processus artistique.

Si l’Antiquité et ces apologues célèbres constituent l’un des points de départ de la réflexion sur l’illusion en art, la Renaissance va la poursuivre avec une grande inventivité. La période voit émerger une loi mathématique inédite, qui révolutionne littéralement la question de la représentation. Autodidacte passionné par la géométrie et considéré comme l’inventeur de la perspective, Filippo Brunelleschi annonce les futurs peintres de la Renaissance, qui passeront maître dans l’art de l’illusion. Du Léonard de Vinci emblématique de cette époque, Paul Valéry affirmera : « Il fait un Christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes ».

 

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Felice Varini (né en 1952), Square with Four Circles, 2010, installation dans le Temple Plaza, à New Haven (Connecticut) États-Unis, dans le cadre du projet Public Art People. Rodney Nelson / Alamy Stock Photo.

 

En Allemagne, Albrecht Dürer expérimentera l’illusion de la profondeur en recourant à sa grisaille caractéristique, qu’il utilise par exemple dans ses études de mains ou de drapés. Mais il évoquera aussi un « art de la perspective secrète », qui est celui de l’anamorphose, déformation d’une image à l’aide d’un système optique ou d’une transformation mathématique. Ce procédé d’illusion est toujours prisé par les artistes contemporains, à l’instar de Felice Varini avec sa peinture spatiale ou Georges Rousse pour ses photographies.

De Piranèse à Escher, certains créateurs vont exceller dans les illusions architecturales. Avec ses prisons imaginaires, Piranèse rompt avec les lois de la perspective et dynamite les limites du possible. Dans les années 1920, Escher imagine à son tour des labyrinthes et des constructions tout aussi improbables dans ses dessins et ses lithographies. Fasciné par les structures géométriques et le « triangle de Penrose » - objet impossible conçu par le mathématicien anglais Roger Penrose dans les années 1950 -, il tirera notamment de ces travaux scientifiques de nombreux paradoxes visuels, avec ses cascades ou ses escaliers défiant la perception.

Idéal de l’art depuis l’Antiquité, la quête de l’illusion parfaite semble cependant peu à peu délaissée par l’esthétique moderne. Le terme de « trompe-l’œil » voit seulement le jour au XIXe siècle, au moment même où l’art moderne se détache de sa grande tradition mimétique et de la recherche effrénée de l’illusion réussie. Mais avec l’avènement du cinéma, des jeux vidéos et de la réalité virtuelle, une illusion bien plus puissante que celle de la seule peinture s’impose progressivement. Libérée du cadre du tableau et d’un contexte d’exposition qu’il est souvent difficile d’occulter, elle propose désormais une expérience immersive totale : après des siècles d’illusion relative, le rêve de l’illusion absolue ?