« Archisable »

Par Tina Bloch, créatrice et directrice artistique du projet Archisable

 

 

Paul Andreu pour Archisable, 2017. Photo Michel Trehet
Paul Andreu pour Archisable, 2017. Photo Michel Trehet.

 

Entre architecture et photographie, le projet Archisable se développe depuis 2017. Architecture éphémère puisque ces constructions de sable seront détruites par la marée montante, et que la seule la photographie permettra d’en garder la trace :

“ Si je devais raconter Archisable en trois mots, dans cet ordre qui n’a rien à faire avec l’importance mais avec l’entrée en scène (et ce dernier mot n’a rien d’innocent), je dirais :

Architectes : seuls ou à deux, en plein ciel, en plein vent, sur le sable, la plage est leur scène. Rien qu’en sable et entre deux marées, ils viennent imaginer, et faire.

Laboratoire : illimitée, hors d’échelle, la plage – devenue laboratoire, lieu de réflexion et de création, où se posent comme une évidence les questions de la durabilité, du climat, du vernaculaire, de l’environnement. De modestie, d’humilité et par-dessus tout d’humanité.

Photographie : un projet photographique d’architecture éphémère où l’œil vigilant du photographe saisit chaque étape des travaux, de la naissance à la dilution. De l’ébauche à la ruine.

Entre les trois ou quatre heures dictées par la marée descendante et montante, la photographie rend caduque le temps du sablier, donne sa chance au projet, étire le temps d’après, et fixant les gestes, démontre l’imaginaire et la poétique, mais aussi ouvre la réflexion là où sans doute on ne l’attendait pas.

C’est dire qu’Archisable n’est ni un jeu ni un concours de châteaux de sable mais bien un projet de réflexion, une mise en œuvre par et pour des architectes, voire un préliminaire.

Après la plage, restera enfermée dans chaque expérience la mémoire douce et rugueuse du grain, du crissement du sable, des accords violents et iodés de la mer, du vent et du soleil, et aussi du bonheur indicible de l’éreintement.

Comme preuve et témoin la photographie ouvre une autre histoire, ou la suite de l’histoire, et donne son sens au projet.

Le choix du noir et blanc est toujours une profession de foi. Sur le papier sans hésiter Archisable est d’encre, comme une esquisse, un dessin, ou un plan. Comme une pensée. Le noir et blanc applique son système d’ambiguïtés : hors limite dans ses déroulements, plan, volume, hauteur, la loi est hors la loi, si ce n’est celle de la fragilité et de la rapidité. Sac et ressac portent l’agir et le détruire, l’engloutissement dans le dernier, gigantesque et hugolien soupir – du rêve à la réalité : fini !

Archisable – 68 projets d’architectes à ce jour – se déroule donc pour chaque intervention comme une séance d’atelier en plein air, se regarde et se lit dans sa somme comme un manuscrit – très exactement écrit à la main. Une somme de réflexions et de tentatives sur la matière, les possibles, les impossibles et les impondérables.

En noir et blanc, comme une pensée qui s’ébauche, une abstraction en devenir. En noir et blanc, comme le bruit hypnotique de cette mer mère, régénérante et dangereuse, comme un réel en devenir, abreuvant sans limite de son eau et de son sel pour permettre la naissance chimique du projet par coagulation du sable. En noir et blanc comme le souffle intime et immense du coquillage qu’enfant vous portiez, fascinés, à votre oreille.

Archisable est un projet qui n’en finit pas, et une chaîne de talents et de volontés qui n’existent que l’un par l’autre. Sur cette plage, deux hommes (terme générique) jouent leur partition. L’un construit, l’autre regarde et capture l’image. L’architecte, le photographe. Plus tard lorsqu’il s’agira de montrer, de restituer, le scénographe, et enfin l’éditeur.

Si Archisable est un projet d’architecture, c’est bien le regard photographique qui donne forme au projet.

Comme souvent le hasard a précédé l’intention, lorsqu’avec mon iPhone je me suis mise à photographier sur la plage un joli château de sable, et que les plans de plus en plus rapprochés, le focus, ont fait apparaître une autre histoire, comme un dessein caché que je n’attendais pas.

Encore un clic, et le basculement avait lieu, version noire. Ce n’était plus le château d’un enfant, mais un univers de venelles, douves, chemins de ronde – secrets, potentiels dangers, mystères. Quelque chose de fantastique se produisait, comme une histoire à construire. Le projet était né. Le château liquidé.

Sérendipité – un mot à la mode... se dit de l’art de découvrir quelque chose que nous ne cherchions pas. Ou l’hommage au hasard et la reconnaissance du fortuit.

Construis-moi un projet d’architecture... de sable. Photographions le projet de sable. De sa naissance à sa disparition. Étrange destinée d’un projet né pour mourir en trois dimensions mais conçu pour vivre sa vraie vie en deux dimensions, sur toile ou sur papier.

Au début du projet, la photographie fut essentiellement terrienne, parfois aidée d’une perche pour un peu de recul. La photo aérienne a enrichi la vision. Le drone agit comme révélateur, une autre chambre noire démontrant l’évidence du plan, rendant plus accessible l’idée, sans pour autant se priver du focus et de la nécessaire vision terrienne. La Saison 1 a été photographiée par Michel Trehet, la Saison 2 par Michel Denancé. La saison 3 en cours par Dominique Châtelet.

Plusieurs architectes de l’Académie des beaux-arts ont accepté de faire l’expérience.

Jacques Rougerie se définit comme merrien. Étudier les processus qui permettent à la nature de survivre et les appliquer à l’homme, imiter le vivant. Sur le sable, il engrange les forces, l’énergie de l’eau, la pression atmosphérique, et fait apparaître une structure biomimétique, en forme de méduse – cité lacustre.

Bernard Desmoulins a l’amour et le respect du patrimoine. Sur le sable il construit une longue barre à crans qui ressemble à une crémaillère – transformation du linéaire en rotatif, et aussi révolution des marées. Or ce jour-là, la marée n’est pas montée. Nous sommes revenus à la nuit. La lune était absente. Le ciel noir réfutait la destruction, pactisait avec l’existant, préférant la ruine à l’anéantissement.

Marc Barani avait décidé d’inscrire la vitesse sur le sable, comme défi, ou écho à la marée montante. Restait à trouver l’engin... interdit ! Chance ou hasard, le véhicule de nettoyage des plages faisait sa ronde à ce moment précis, l’affaire fut dans le sac – juste avant le ressac...

Paul Andreu fut l’un des tout premiers à croire en l’histoire. C’était en juin 2017. Avec émotion, je lui laisse la parole : « Agir dans le territoire saturé d’eau, alternativement abandonné et repris, à la fin délaissé. Les pelletées ne s’y défont pas, on peut les lancer, loin, encore plus loin, il faut au moins trois retours de l’eau pour les désagréger. Cela devient un jeu de chutes sonores et d’éclaboussures, de moins en moins réfléchi, de plus en plus physique et joyeux. L’eau et le soleil coopèrent. Le regard du photographe découvre des paysages abstraits. »