Composer un opéra

Entretien avec Thierry Escaich et Laurent Petitgirard, membres de la section de Composition musicale

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

Guru, 2010, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d'après une idée originale du compositeur.
Guru, 2010, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d'après une idée originale du compositeur. Avec Hubert Claessens et Sonia Petrovna dans les rôles de Guru et Marie. Création au Castle Opéra de Szczecin (Pologne) en 2018. Photo M. Grotowski

 

Nadine Eghels : Vous avez chacun composé plusieurs opéras. Comment êtes-vous arrivés à cette pratique ? Que vous apporte-t-elle par rapport à la composition « classique » ? Quelles difficultés, quelles joies spécifiques ?

Thierry Escaich : À un certain moment je me suis rendu compte que j’avais besoin de me nourrir de textes pour composer de la musique symphonique par exemple. Une sorte de dramaturgie était présente mais pas vraiment assumée. Je n’étais pas adepte de l’opéra, étant plutôt un enfant du cinéma et du théâtre. Il y a une dizaine d’années, en concevant un livret d’opéra avec Robert Badinter à partir de Claude Gueux, la nouvelle de Victor Hugo qui traite de la peine de mort, en façonnant avec lui cette histoire, j’ai réalisé combien ce travail de construction narrative était nécessaire à ma musique. L’opéra m’a permis d’aller plus loin dans ces recherches dramaturgiques dont j’étais coutumier. J’ai ensuite composé Shirine, sur un livret d’Atiq Rahimi à partir d’un poème persan du XIIe siècle, ce qui m’a obligé à me renouveler avec l’intégration de certaines couleurs de la musique persane et la découverte d’un univers féérique bien éloigné de mon premier essai opératique. Créé récemment, mon troisième opéra, Point d’orgue, sur un livret d’Olivier Py, est une sorte d’opéra de chambre. Avec trois personnages seulement, il s’inscrit dans le prolongement du monodrame de Poulenc et Cocteau, La voix humaine. Un autre renouvellement, car je suis entré dans l’univers foisonnant d’Olivier Py, en épousant son désir de décrire l’enfoncement inexorable du personnage principal dans une noirceur dépressive à laquelle tentent de l’extraire son amant et sa femme dans un délire parfois digne de Feydeau. Un mélange de sensualité, de surréalisme, de vociférations bibliques et de sadomasochisme qui m’a obligé à créer une sorte de « bi-polarité » musicale ! Donc trois expériences très différentes. Et chaque fois un nouvel univers s’est ouvert à moi.

Laurent Petitgirard : Ce qui m’importe, c’est de composer la musique en pensant le livret. J’ai l’obsession de l’intelligibilité, car le plus souvent on ne comprend pas suffisamment ce qui est chanté dans un opéra en français. J’utilise donc une prosodie avec une syllabe par note, ce qui est très exigeant pour les chanteurs. Mon premier opéra était Joseph Merrick dit Elephant Man, le second Guru. J’ai commencé par composer des poèmes symphoniques, avec toujours l’idée d’une thématique sous-jacente. Pour mon premier opéra j’avais d’abord pensé au Portrait de Dorian Gray puis à Dr Jekyll et Mr Hyde, finalement je me suis tourné vers Elephant Man, également inscrit dans l’Angleterre du XIXe siècle, et qui abordait la thématique de l’exclusion. Dès lors je me suis mis à envisager la structure du récit, c’est essentiel, puis j’ai travaillé avec Éric Nonn, le librettiste, pour la qualité de sa langue. Nous voulions faire passer le public du stade de voyeurisme à celui de compassion puis à la fin d’identification. Ce fut une expérience formidable. Une fois l’opéra composé, un projet de production à l’Opéra-Comique ne s’est pas concrétisé. J’ai compris que si je ne voulais pas que ces trois années de composition restent dans un carton, il fallait que j’en produise l’enregistrement, ce que j’ai fait avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et une distribution magnifique que j’ai choisie. C’est en écoutant le disque que le directeur de l’Opéra de Prague m’a proposé de produire le spectacle, dont Daniel Mesguich a assuré la mise en scène. La création française a eu lieu ensuite à Nice. Il y eut ensuite une nouvelle production en français, à Minneapolis.

 

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Guru, 2010, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d'après une idée originale du compositeur.

 

Pour Guru, je souhaitais aborder la thématique de la manipulation mentale, le suicide collectif de la secte de Jim Jones d’une part et la tragédie du Temple Solaire de l’autre ont servi de base à ma réflexion. C’est l’auteur de théâtre Xavier Maurel qui a écrit le livret d’après le canevas que je lui proposais. J’avais l’idée d’un personnage qui allait résister par rapport à la manipulation mentale du gourou ; la folie c’est le chant, et le seul personnage qui résiste parle, mais rythmiquement de sorte que les duos avec les chanteurs fonctionnent. À nouveau, des soucis de production m’ont finalement amené à enregistrer Guru en 2010 avant qu’il puisse être monté. Huit années plus tard, en 2018, un opéra en Pologne s’est engagé à le produire, avec encore bon nombre de tribulations. Pour que ces deux opéras existent, il m’aura fallu beaucoup d’énergie, de lourds investissements à perte et ce au détriment d’autres œuvres.

J’ai un troisième opéra en perspective, d’après le scénario du film de Xavier Gianolli, L’apparition, se déroulant dans une petite ville de province française, où une jeune femme prétend avoir vu la Vierge, ce qui perturbe tout le monde. C’est un très beau sujet, il est d’accord pour que je l’écrive, mais je ne l’entamerai pas sans une production assurée. Un directeur d’opéra a besoin d’être impliqué dans un projet dès son origine, de penser lui-même le sujet, le librettiste, le compositeur, le chef... Lorsque j’arrive devant lui avec une construction déjà très précise, cela le dépossède d’une forme d’initiative.

 

Claude, opéra de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter d’après Victor Hugo, mis en scène par Olivier Py. Création à l'Opéra de Lyon en 2013.  Photos Bertrand Stofleth
Claude, opéra de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter d’après Victor Hugo, mis en scène par Olivier Py. Création à l'Opéra de Lyon en 2013.  Photo Bertrand Stofleth

 

T.E. : Moi, j’étais en relation avec Serge Dorny, ancien directeur de l’Opéra de Lyon, qui souhaitait depuis plusieurs années me voir franchir le pas de l’écriture opératique et nous avons échangé des sujets. Je lui avais proposé par exemple Roberto Zucco de Koltès, une pièce aussi fougueuse qu’hallucinée mais il n’en a pas voulu. Il m’en a suggéré d’autres, dont l’intérêt littéraire était indéniable mais dont la transposition à l’opéra ne me semblait pas aller de soi. Est venue alors cette idée autour de la peine de mort avec Robert Badinter, il a insisté et j’ai finalement accepté mais sous conditions. L’histoire de Claude Gueux est forte et symbolique mais je ne voyais pas ce que je pouvais faire musicalement à partir de la première version du livret. Nous décidâmes de nous atteler ensemble à l’écriture d’un livret, comme Robert me le répétait souvent, c’était pour tous les deux notre premier opéra et nous découvrions les problèmes au fur et à mesure qu’ils se posaient ! Ce dialogue avec Badinter a duré deux ans, j’avais besoin de poésie dans la langue. Nous allions la chercher aussi bien dans Les Contemplations, que dans La Légende des Siècles... Le résultat est un mélange de la nouvelle de Hugo, du livret de l’ancien garde des Sceaux qui souhaitait garder une réelle crudité à sa langue pour mieux décrire l’inhumanité de la condition carcérale, de la poésie hugolienne et aussi de certaines idées que j’avais déjà pour Roberto Zucco et que j’ai réintégrées. Faire coïncider ces idées poétiques, nécessaires à mon inspiration, avec le récit a été passionnant. La dernière intervention était celle du metteur en scène qui devait comprendre la démarche et ne pas aller à contresens. Nous avons eu de la chance : Olivier Py s’est mis au service de notre projet et a conçu une mise en scène à la fois personnelle, efficace, et parfaitement adaptée à la philosophie du projet.

 

N.E. : Pour le compositeur d’opéra, d’où part le désir ? De la musique, ou du livret ?

L.P. : Les deux coexistent. Quand je pense à un sujet, la première chose qui définit la musique, c’est le cadre. L’apparition est un opéra que j’envisage plus humble sur le plan de l’orchestre, avec des chœurs et une voix de femme extrêmement pure pour cette jeune fille. Au moment où j’envisage un sujet, je sais exactement quelles sont les voix des différents personnages, qui est soprano, mezzo, basse ou ténor. La base de l’opéra, c’est la voix, il ne faut jamais l’oublier. Composer un opéra, c’est la mettre en valeur. Certains langages musicaux sont tellement à la limite de la voix humaine que l’opéra leur est impossible. Pour moi, qui compose avant tout en pensant thématiquement, l’opéra est un moyen d’expression presque naturel. C’est la rencontre entre une forme qui est la mienne et une musique contemporaine tonale dans laquelle elle s’inscrit.

Le danger de l’opéra, c’est qu’après une aventure tellement passionnante, associant pendant un temps long la composition musicale à un programme, il est parfois difficile d’écrire un « simple » concerto. Et la durée de l’engagement opératique peut sembler exagérée par rapport à la composition « classique ». Mais une fois qu’on a goûté à cette intensité, on ne l’oublie pas surtout qu’elle se double dans mon cas du bonheur d’en diriger la création et donc de garder le contrôle de mon œuvre jusqu’à la fin.

 

Joseph Merrick dit Elephant Man, opéra en quatre actes de Laurent Petitgirard sur un livret d'Éric Nonn, 2001. Création à l'Opéra de Prague (2002) avec Jana Sykorova dans le rôle titre. Photos Ville de Nice
Joseph Merrick dit Elephant Man, opéra en quatre actes de Laurent Petitgirard sur un livret d'Éric Nonn, 2001. Création à l'Opéra de Prague (2002) avec Jana Sykorova dans le rôle titre. Photos Ville de Nice

 

N.E. : Et vous, Thierry Escaich, lorsqu’un livret vous est proposé, votre engagement premier intègre-t-il la pulsion musicale ?

T.E. : Oui, c’est ce qui s’est passé avec Atiq Rahimi, l’écriture a été assez progressive et nous avons pratiquement tout conçu ensemble. Je composais la musique avec un léger décalage mais j’étais présent lorsqu’il écrivait, et souvent Serge Dorny aussi, car il tenait à être associé étroitement à ce projet qu’il avait voulu et porté. Nous formions un trio. Dès que j’entendais la langue d’Atiq, je savais ce que je voulais en faire, non seulement les voix qui la chanteraient mais le type d’ambiance que j’allais susciter, et comment j’allais négocier les passages d’une scène à l’autre. Je veux dès le début esquisser la grande forme musicale, avec ses différents paliers d’évolution, ses surprises, son nœud dramatique, la ressentir en même temps que le texte s’écrit. Aussi, à certains moments je lui demandais d’en rajouter, ou d’en ôter. La langue d’Atiq est magnifique, faite d’oxymores et d’enluminures. Mais dans le poème, il y a un épisode au sommet d’une montagne où le temps semble suspendu et où se déroule une autre histoire d’amour, à caractère symbolique et dans un climat éthéré. À ce moment, au lieu de ces longues périodes ornementées, je voulais juste des mots essentiels entrecoupés de silences, des phrases à la Duras en quelque sorte. J’avais besoin d’une rupture de langage. Je l’ai écrite car j’entendais déjà les accords obsédants et envoûtants qui allaient parsemer cette scène et moi seul savais quels mots mettre dessus pour épouser ce rythme. Atiq l’a ensuite reprise et intégrée. Pendant l’année qu’a duré ce travail d’écriture à quatre mains, je me suis en quelque sorte accaparé cette histoire, allant jusqu’à supprimer des personnages si nécessaire pour la lisibilité dramaturgique ou modifier, façonner tel autre pour en accentuer l’ambiguïté, la profondeur psychologique, même s’il fallait pour cela dépasser la stricte réalité du mythe. J’ai besoin de caractères à la fois consistants et nuancés, ma musique dépeindra par un intervalle ou un changement d’harmonie le doute qui soudain les traverse. C’est de cette densification des personnages que découle l’inspiration du compositeur.

 

Shirine, opéra en douze tableaux de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. Création à l’Opéra de Lyon, en mai  2022, avec Jeanne Gérard et Julien Behr dans les rôles principaux. Photos Jean-Louis Fernandez
Shirine, opéra en douze tableaux de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. Création à l’Opéra de Lyon, en mai  2022, avec Jeanne Gérard et Julien Behr dans les rôles principaux.
Photos Jean-Louis Fernandez

 

N.E. : Pour vous, Laurent Petitgirard, écriture et composition ne sont pas simultanés ?

L.P. : À partir du moment où le livret d’un acte au moins est établi, je commence à composer. Peut apparaître une forme musicale obligée, à laquelle le livret ne sera pas adapté. Alors j’invente un texte correspondant à la musique et je demande au librettiste de remplacer mes mots par les siens. Dans Guru, le personnage de Marie, rôle dévolu à une actrice, résiste au gourou, parle, refusant de chanter. Mais à la fin, tout à coup, elle se met à chanter pour faire croire à sa reddition. C’est mon épouse Sonia Petrovna qui l’a remarquablement interprété.

 

N.E. : La collaboration avec les librettistes est-elle parfois compliquée ?

L.P. : Il peut y avoir des soucis car la posture du librettiste est forcément humble. Il est au service de la musique, de sa composition et de son exécution. Son travail est beaucoup moins long et moins engagé que celui du compositeur qui établit une partition d’orchestre. Les librettistes écrivent toujours beaucoup trop et doivent comprendre que si un texte chanté perd inévitablement en intelligibilité, il peut par contre gagner du sens, il y a donc avantage à être concis.

 

N.E. : Les nouvelles technologies, la vidéo, ont envahi les plateaux de théâtre et d’opéra. Êtes-vous amenés à en tenir compte lors de la composition ?

T.E. : L’opéra a toujours évolué avec son époque. Il est d’abord devenu plus théâtral. Après le XXe siècle et le développement du cinéma, l’opéra acquiert un rythme plus cinématographique dans l’enchaînement des scènes. La gestion d’images ou la vidéo interviennent plutôt au niveau de la mise en scène. Mais nous compositeurs serons plus enclins à imaginer des mises en abîme, des glissements spatiaux ou temporels, parce que nous savons qu’il sera possible de les représenter sur scène. Dans Claude Gueux ou Shirine, j’ai par exemple utilisé des sons tournants parce que je voulais que le public soit pris dedans, qu’il y ait une spatialisation des chœurs pour créer souvent deux niveaux de lecture : ce qui se déroulait sur scène, mais aussi une lecture plus philosophique de cette narration. N’oublions pas que l’opéra est l’art total, tous les arts doivent s’y retrouver. Restera toujours au centre la vocalité. Mais plusieurs types de vocalité, par exemple le phrasé rythmique ou le déclamé peuvent aujourd’hui y trouver place. Ainsi le travail avec Olivier Py m’a mené à un style parfois hérité du Bel Canto. Ses alexandrins et la douce folie de son propos m’ont conduit à pousser la vocalité dans un style plus mozartien, plus proche du XIXe siècle que Claude ne m’avait laissé le loisir d’expérimenter. Dans certains opéras contemporains il y a des récitations rythmées qui sont très pertinentes... On peut mélanger différents types de vocalités, rien n’est a priori exclu du moment que l’on continue à faire chanter nos chanteurs !