Des industries médiatiques aux mondes de l’art

Par Bernard Perrine, correspondant de l’Académie des beaux-arts.

La photographie a ceci de paradoxal qu’elle a exposé son premier artiste avant que l’invention fut officiellement proclamée par Arago le 19 août 1839.

En effet, Hippolyte Bayard exposa en juillet 1839 une trentaine d’œuvres dans la salle des Commissaires-Priseurs (1), lors d’une vente de charité organisée au profit des victimes du tremblement de terre de la Martinique survenu en janvier 1839.

Comme le rapporte Éléonore Challine, dès les premiers temps les photographes ont exposé et vendu leurs travaux commerciaux, orientés en majorité vers le portrait, le paysage ou l’illustration, dans toutes sortes de lieux (atelier, antichambre de coiffeur... ), qu’ils dénommaient « musée » (2). À la même époque, en 1845, le Städel Museum de Francfort organise la première exposition de photographies dans un musée d’art.

En 1859, la troisième exposition de la SFP (pour Société Française de Photographie) qui s’est tenue parallèlement au Salon de Beaux Arts devait être un symbole de reconnaissance de la photographie comme art. Cependant, pour les critiques, la photographie n’est qu’un produit industriel, comme le souligne Étienne-Jean Delécluze dans la conclusion de son compte rendu : « En conscience, l’emploi le plus habile du procédé photographique tel qu’on le pratique jusqu’à présent ne peut être considéré comme un art » (3).

Un peu plus tard, en France, les ateliers de photographes deviennent, sans en prendre le nom, de véritables galeries. C’est l’ancien atelier de Gaspard-Félix Tournachon dit Nadar, au 35 boulevard des Capucines, qui accueillera, le 15 avril 1874 en marge du « Salon Officiel », la première exposition des peintres « impressionnistes », attirant 3 500 visiteurs (4). En 1894, les pictorialistes organiseront le Premier Salon de photographie.

Trois décennies plus tard, à New-York, le photographe Alfred Stieglitz (1864-1946) ouvrira avec Edward Steichen « The little Galleries of Photo-Secession », très vite dénommée « 291», en référence au numéro de l’immeuble situé sur la Ve avenue. En plus des photographes, il y exposera des dessins de nus de Rodin en 1908 puis Cézanne, Picasso, Picabia, Brancusi, la sculpture africaine, Braque. En 1917, avant de fermer, il expose Fountain de Marcel Duchamp (5).

C’est un des premiers ponts entre l’Europe et l’Amérique, il marque l’entrée de la photographie dans les avant-gardes picturales. Ce déplacement vers l’Amérique se concrétisera avec Julien Levy qui, prenant modèle sur l’initiative de Stieglitz, ouvre sa galerie en 1931 sur Madison Avenue à Manhattan. Un marchand sans marché qui imposera « l’identification de la place de New York comme centre artistique et centre mondial pour la photographie entre 1920 et 1940 ». Il diffuse aux États-Unis les surréalistes et le fonds Atget acheté par Berenice Abbott en 1927. Pour cela il organise « A Retrospective Exhibition of American Photography » de Mathew Brady à la « straight photography », en passant par le pictorialisme.

En France, les expositions organisées par la Société Française de Photographie dans les années 1850 se calquent sur celles des salons et cherchent à intégrer la photographie dans ces salons, seuls évènements, comme le souligne Félix (Tournachon) Nadar, capable de légitimer la photographie comme artistique.

Dans sa phase de légitimation, l’exposition s’est avérée importante comme tente de le montrer Léo Martinez dans une thèse intitulée « Le rôle des expositions dans la valorisation de la photographie comme expression artistique, en France de 1970 à 2005 » (6) : « L’exposition, de fait, participe alors en France à faire de la photographie une expression artistique prise en compte par l’histoire de l’art ».

Face aux marchés professionnels de la photographie, en particulier Le trafic des nouvelles (7), ce furent les grandes expositions internationales, créées au sein des institutions, qui imposèrent la reconnaissance de la photographie.

Si Beaumont Newhall organisa au MoMa de New York la grande exposition « Photography, 1839-1937 », il vint en Europe pour y trouver ses sources, en se basant sur celle organisée en 1935 à Paris au musée des arts décoratifs « Exposition internationale de la photographie contemporaine, section rétrospective 1839-1900 ». Les véritables innovations de cette époque viennent du vieux continent avec les expositions « Film und Foto » de 1929 et « Subjektive Photographie » de 1951.

Toutefois, l’exposition « Family of Man » réalisée au MoMa par l’américain Edward Steichen restera la plus importante jusqu’à ce jour. Elle sera vue par plus de 9 millions de personnes à travers le monde, avant d’être conservée, à la demande de son créateur, au Luxembourg, dont il était originaire.

Ces reconnaissances muséales vinrent conforter les initiatives des premiers pionniers qui ouvrirent les premières galeries sur le modèle des expositions de peintures apparues à la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, les académiciens voulant se distinguer « des productions vendues dans la rue » regroupent leurs œuvres dans des salons : « la rue est consacrée au commerce, les salons à la délectation des œuvres d’art » (8). La République va amplifier le phénomène, le premier « Salon de la Liberté » qui s’ouvre le 8 septembre 1791 accueille deux fois plus d’œuvres que ceux de l’Ancien Régime, en s’ouvrant à tous les artistes et non plus aux seuls Membres de l’Académie.

Le concept de galerie, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, se développe à la fin du XIXe et quelque part, le marchand vient se substituer à l’institution de l’Académie, dans la mesure où il assure la promotion de l’artiste. Ces galeries s’avèrent un bon outil pour suivre la pénétration de la photographie au sein des autres medias de l’art contemporain et son institutionnalisation. Elles constituent une pièce importante dans la reconnaissance de la photographie et la construction d’un marché dont l’américain Harry Lunn (1933-1998) s’avéra un des principaux artisans en s’appuyant sur le prestige historique de la photographie française (9).

L’intérêt suscité par les premières galeries de photographie ouvertes à New York par Bill Wise ou Lee Witkin en 1969 est conforté au début des années 1970 par l’implantation d’autres galeries, encouragée d’ailleurs par Harry Lunn, comme la Light Gallery à New York en 1971, la Siembad Gallery à Boston ou la Focus Gallery à San Francisco. Elles constituent un réel démarrage du marché d’autant plus que des galeries d’art contemporain commencent également à accueillir des photographes : Leo Castelli ou Sonnabend aux États-Unis, Yvon Lambert avant la Galerie de France ou Baudoin Lebon, à Paris. Si Robert Delpire avait commencé à exposer quelques photographes dans sa galerie parisienne dès 1963, Lanfranco Colombo ouvre la galerie Il Diafframma à Milan en 1967, Sue Davis la Photographer’s Gallery à Londres en 1971, Jürgen Wilde la galerie Wilde à Köln en 1972, Agathe Gaillard la galerie du même nom à Paris en 1975 et Alain Paviot la galerie Octant en 1978.

Parallèlement, à travers le monde, on observera la création de grandes institutions consacrées à la photographie : Musée métropolitain de photographie de Tokyo (1990), Tel-Hai Open Museum of Photography (1992) en Israël, Fotomuseum Winterthur (1993) en Suisse, Maison Européenne de la Photographie (1996) à Paris ou encore National Museum of Photography (1996) à Copenhague au Danemark.

Un développement qui, dans ses grandes lignes, suit celui du marché de l’art avec un décalage de moins en moins important avec le temps. Pour Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux (10), ce marché des tirages photographiques s’est développé « en utilisant des réseaux de diffusion propres au marché de l’art : galeries, foires et enchères. Il a permis aussi de qualifier la photographie comme œuvre d’art car un galeriste vend nécessairement une œuvre d’art ».

Les années 1980 virent l’apparition de la photographie dans les foires internationales: la Foire de Bâle ouvre une section photographie en 1989. La FIAC l’imite en 1991, avant que la photographie crée ses propres foires : AIPAD en 1979, Photo LA en 1991 et Paris Photo, organisée en 1997 par l’éditeur Rik Gadella et rachetée par Reed en 2002, pour rassembler galeristes, éditeurs et collectionneurs. Elles confèrent à la photographie sa maturité et lui permet d’accéder au marché des grandes maisons de vente.

Le basculement de la photographie vers un marché autre que ceux de l’information, de l’illustration, de l’édition ou de la mode est significatif. Robert Doisneau racontait volontiers l’anecdote suivante: « Au début des années 1960, un quidam s’est présenté à l’agence Rapho en demandant le prix d’un tirage d’une de mes photographies. Personne n’a pu lui répondre car on connaissait le prix des reproductions dans les magazines ou dans l’édition mais le prix d’un tirage, pour l’agence comme pour moi, était celui qui était facturé par le laboratoire ». La valeur d’une photographie était déterminée en fonction de ce qu’elle représentait et non en tant qu’objet. En 1952, la vente organisée à New York par Swann Galleries pour disperser la collection d’Albert E. Marshall s’est élevée à 5 300 dollars pour 371 lots adjugés, soit un montant moyen de 14 dollars par tirage. L’album The Pencil of Nature de Fox Talbot acquis pour 200 dollars sera revendu en 1991 150 000 dollars. Si Parke Benett organise des ventes de photographies depuis 1967, Sotheby’s attendra 1971 pour ouvrir le premier département photographie au sein d’une grande maison de ventes. En France, la première vente entièrement consacrée à la photographie se déroula dans l’hôtel des ventes d’Hervé Poulain et Guy Loudmer, le 31 mai 1980, dans le cadre du Mois de la Photographie à Paris. Le 27 novembre 1982, avec la vente organisée par le ministère de Pierre Cornette de Saint-Cyr sous le patronage de l’APO (11) et de Paris Audiovisuel, « la photo a la cote », comme l’écrira Christian Caujolle dans Libération. Un daguerréotype de 1842, l’unique portrait de Delacroix par son cousin Louis Riesener, bien qu’interdit de sortie du territoire, y sera adjugé à 125 000 francs français hors frais.

Les libraires créent le marché. La reconnaissance de la valeur de la photographie comme objet se fera à travers deux ventes. Le 13 juin 1961, à Genève, la vente organisée par le libraire Nicolas Rauch présente 241 lots illustrant les évolutions des procédés photographiques, « une vente dont les résultats furent d’une portée bien plus considérable que les résultats enregistrés », écrira André Jammes (12). Les ventes des collections photographiques du même André Jammes, libraire à Paris, constitueront quelque quarante années plus tard un événement encore plus important. « Il y a un « avant » et un « après » la vente du libraire parisien » affirme Roger Thérond, autre grand collectionneur, dans le quotidien Les Échos (daté du 27 octobre 2000) sous le titre « Et la photo devint un art » : « cette vente a suscité une prise de conscience de l’intérêt de cette discipline. Le marché a permis de remettre à la place qu’elle mérite la photo historique ».

Si Michel Guy, Secrétaire d’État à la culture, est le premier à reconnaître l’importance de la photographie dès 1974, c’est avec la création du CNP (pour Centre National de la Photographie) et des FRAC en 1982 que l’État s’immiscera dans la « création » photographique avec toutes les implications politiciennes qui s’ensuivent. Adossée à toutes ces reconnaissances, la photographie change de canal de diffusion. Du monde amateur avec ses expositions de club, au monde commanditaire de la presse avec ses agences et ses industries médiatiques, elle passe aux mondes de l’art. « En croyant trouver leur liberté, les photographes passent des exigences et des normes des circuits de distribution qui les rattachaient au monde de l’artisanat, aux industries culturelles qui ont d’autres exigences notamment celle du grand format... Dans un cas comme dans l’autre, la galerie fait émerger un artiste, des vedettes de sous-préfecture de province au top 10 dans les ventes. Mais on ne passe jamais de l’un à l’autre, mieux vaut savoir où l’on démarre et où l’on veut arriver ».

Le tableau photographique est né. Il est destiné à être accroché au mur. Les formats grandissent et la couleur s’imposent (Boltanski, Jeff Wall, Andres Serrano). « L’instant décisif » n’est pas de mise, l’actualité n’a pas cours dans la photographie plasticienne. L’important se déplace vers une technique très maîtrisée d’objets, d’architecture, de visages ou de corps. Les artistes utilisant la photographie, qui s’inscrivent dans l’histoire de l’art, cohabitent avec les partisans de la photo pure (straight photography) qui s’inscrivent uniquement dans l’histoire du medium photographique. Christian Boltanski dira : « La photographie, c’est le photojournalisme, le reste, c’est de la peinture ». Une réflexion qui semble partagée à cette époque par le critique photo du quotidien Le Figaro quand il définit la photographie comme « non art », en l’assimilant au roman de science-fiction, « forme littéraire mineure » !

En1989, année du cent-cinquantenaire de la révélation au monde de la photographie, la commémoration des institutions, au niveau mondial, a rendu hommage à sa dimension artistique. Dans le magazine Art press (13), le titre de l’article signé par Régis Durand annonce la couleur : « La photographie à l’ère de l’envolée du marché de l’art », réflexion nourrie par la rencontre de Nice : « L’inscription de l’œuvre photographique dans l’histoire et dans le marché de l’art » (13). Pour l’auteur, « la photographie paraît tenaillée par un besoin de reconnaissance de la part du « mythique » milieu de l’art. Comme s’il fallait revenir sur la fracture originelle et renverser l’idée tenace et infamante que la photographie est un simple medium : une image mécanique reproductible dont la vocation est de rendre compte, d’une manière ou d’une autre, d’une certaine réalité. Un art social, une image pauvre destinée à être consommée rapidement, précieuse parfois dans sa fonction de témoignage, d’un « avoir été là » mais sans grande valeur ajoutée ». Dans le même article, il jette les bases d’une déconstruction : « Il y a très peu de passages possibles : ou un artiste se situe dans le champ de l’art contemporain, quel que soit le medium, ou bien il reste prisonnier de la logique du medium photo dans ses salons, pas à la FIAC ». La décennie qui suivra rendra caducs ces propos.

Les grands galeristes américains ont su conférer à la photographie, au-delà de la simple fonction d’enregistrement, le statut d’œuvre d’art. Portant leurs artistes vers le marché, ce sont eux qui, en Amérique, ont su les conduire dans le marché de l’art. Un marché qui en 1980 représentait cinq millions de dollars, en 2006 cent quarante quatre millions de dollars et qui, en 2015, a représenté 4,6% du CA mondial généré par l’art contemporain.

Dans un autre registre, en jouant sur les frontières de la reproductibilité, des grandes chaînes commerciales en profitent pour démocratiser la photographie en la démultipliant. Procédé Dibond, encadrement « caisse américaine », tout est en place pour conforter ce marché de la « photographie de décoration » crédibilisée, moyennant finance, avec la complicité de quelques grands noms de la photographie.

Alors, prises dans ce marché de l’art et la financiarisation, les galeries photo vont-elles suivre ce même chemin ? Comme le souligne Amy Cappellazzo, directrice du département Fine Art chez Sotheby’s, « nous ne sommes pas une maison de ventes, nous sommes un art business ».

 

1 - Comme le relatent Le Moniteur daté de 22 juillet 1839 et Le Constitutionnel daté du

3 août 1839, « ... l’exposition programmée pour le 1e juillet n’ouvrit que le 14 juillet ».

2 - Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), Éd. Macula.

3 - Journal de Débat daté du 16 juin 1859, cité par Paul-Louis Roubert dans L’image sans qualité, les beaux-arts et la critique à l’épreuve de

la photographie 1839-1859, Éd. du Patrimoine 2006. Et « 1859, exposer la photographie » dans Études photographiques n°8, novembre 2000.

4 - Jules-Antoine Castagnary in Le Siècle daté du 29 avril 1874 : « Exposition du boulevard des Capucines. Les Impressionnistes ».

5 - Éric de Chassey, New York et l’art moderne : Alfred Stieglitz et son cercle (1905-1930), Paris : Réunion des Musées Nationaux, 2004.

6 - Université Toulouse le Mirail. Toulouse II, 2011.

7 - Oliver Boyd-Barnett et Michael Palmer. Éd. Alain Moreau, 1980.

8 - Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, genèse et structures du champ littéraire. Éd. Le Seuil, 1998.

9 - Samuel Kirszenbaum, « Harry Lunn, la vision du marchand » in Études photographiques n°21, décembre 2007.

10 - « La construction du marché des tirages photographiques », Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux in

Études photographiques n°22, septembre 2008.

11 - APO : Association pour la défense et la promotion de la Photographie Originale regroupant huit galeries et un commissaire priseur, régie par la loi de 1901.

12 - Magazine Camera n°12, décembre 1961.

13 - Art press n°142, décembre 1989.

14 - Rencontre organisée par Michèle Chomette dans le cadre d’Art Jonction à Nice, du 4 au 9 juillet 1989.

Portrait (détail), en 1902, du photographe, galeriste et éditeur Alfred Stieglitz (1864-1946), par la photographe et peintre Gertrude Käsebier (1852-1934).
Portrait (détail), en 1902, du photographe, galeriste et éditeur Alfred Stieglitz (1864-1946), par la photographe et peintre Gertrude Käsebier (1852-1934).
La photo vernaculaire attire les collectionneurs. Carrousel du Louvre, Salon Paris Photo 2009, un marchand vient de vider un carton contenant un lot de tirages. Photo Bernard Perrine
La photo vernaculaire attire les collectionneurs. Carrousel du Louvre, Salon Paris Photo 2009, un marchand vient de vider un carton contenant un lot de tirages.
Photo Bernard Perrine
Le 9 novembre 2017, Philippe Garner a adjugé ce tirage de Man Ray « Noire blanche » (1926) pour 2, 6 millions d’euros (3, 123 millions de dollars), lors de la vente de la collection Thomas Koerfer par Christie’s, dans sa salle parisienne. Ce tirage de 21 x 28 cm en provenance de la collection Jacques Doucet avait été acquis par l’actuel propriétaire en 1994 pour 354 000 dollars (303 460 euros). Photo Bernard Perrine
Le 9 novembre 2017, Philippe Garner a adjugé ce tirage de Man Ray « Noire blanche » (1926) pour 2, 6 millions d’euros (3, 123 millions de dollars), lors de la vente de la collection Thomas Koerfer par Christie’s, dans sa salle parisienne. Ce tirage de 21 x 28 cm en provenance de la collection Jacques Doucet avait été acquis par l’actuel propriétaire en 1994 pour 354 000 dollars (303 460 euros).
Photo Bernard Perrine