Dessiner des animaux, qui regarde qui ?

Entretien avec Astrid de la Forest, membre de la section de Gravure

Propos recueillis par Nadine Eghels 

Nadine Eghels : Quand et comment a débuté votre travail de gravure sur la thématique des animaux, et plus particulièrement des singes ? Pourquoi avez-vous été attirée par ces sujets animaliers ?

Astrid de la Forest : Cela remonte à 2008, une époque où j’avais vraiment envie de dessiner des personnages et je ne savais pas comment les aborder. Je sortais d’un travail qui m’avait requise pendant des années, dessiner dans les cours d’assises. Mon inspiration a toujours été la nature mais « Ni la montagne, ni la pinède ne peuvent faire ce que n’importe quel animal peut faire : nous voir et nous faire comprendre que nous sommes vus » dit Jean-Christophe Bailly dans Le parti pris des animaux. Je voulais continuer à dessiner des êtres vivants et ne trouvant pas de modèles, je me suis tournée naturellement vers les animaux. Je suis allée à la ménagerie du Jardin des Plantes, où j’ai immédiatement été fascinée par les singes. J’ai dessiné aussi d’autres animaux, mais je revenais toujours près des singes, tellement captivants, tellement « humains » en somme.

 

N.E. : Pourquoi cette attirance ? 

A.dlF. : Ils m’ont tout d’abord attirée plastiquement car ils ont cette rapidité et cette liberté de mouvement qui vous oblige à une dextérité et à une grande concentration. Ils sont élégants et fluides. Le dessin se fait quasiment en un geste, je fixe le singe en mouvement – le singe qui souvent me regarde. Le temps que je dessine, j’arrête le mouvement, mais celui-ci est déjà effacé, remplacé par une foule d’autres qui lui ont succédé. Oui le dessin procède du geste, un peu comme dans la calligraphie ou la peinture chinoise. 

 

N.E. : Comment procédez-vous ?

A.dlF. : Je fais des croquis très rapides, à l’encre. Puis, de retour dans l’atelier, dans le même état de concentration, je transpose mes croquis en gravure d’une manière très gestuelle, avec la technique du carborundum que j’ai découverte parallèlement et qui se trouve être très adaptée à ce type de travail. 

 

N.E. : En quoi cette technique consiste-t-elle ? 

A.dlF. : La gravure au carborundum permet d’être très rapide au sens où l’on rajoute de la matière au lieu d’en enlever comme dans la technique traditionnelle de l’eau-forte, il n’y a pas l’action de « creuser » la planche avec des acides, mais au contraire de la recouvrir partiellement d’un grain de carborundum que l’on fixe à l’aide d’une mixture qui adhère à la plaque ; c’est ce grain mélangé à la pâte, une fois fixé sur la planche, qui va retenir l’encre comme le fait le creux de la taille douce.

Sur une plaque d’acier vierge, je peins avec cette mixture faite de matière adhérente, sans dessin préalable et d’une façon très spontanée. Juste mon pinceau et un geste. 

Les parties de la gravure qui comportent le carborundum va donc former une surface composée d’une multitude d’aspérités très rapprochées les unes des autres.

Les creux formés entre ces aspérités vont retenir l’encre de façon plus ou moins intense suivant la grosseur des grains. En jouant avec les différents calibres de grain, il est possible d’obtenir des effets allant du noir intense jusqu’aux dégradés les plus fins.

Dans le métier de graver il y a autant de procédés qu’il y a de graveurs, c’est infini, toutes les façons de faire coexistent. La grande noblesse de la gravure, c’est bien sûr l’eau-forte, la pointe sèche et l’aquatinte, mais cette technique du carborundum est très adaptée pour ce travail et cette alchimie apporte un mystère révélé par le passage sous la presse qui me fascine.

 

N.E. : Vous recopiez vos dessins originaux ? 

A.dlF. : Non, je ne duplique pas mes dessins originaux, ni ne les recopie... je m’en inspire. Je ne fais pas de tracé sur ma plaque d’acier, je me mets dans les mêmes conditions qu’au jardin des plantes. À force d’avoir observé et dessiné, je les possède en quelque sorte. Les singes bougeant tout le temps, c’est l’inconscient qui travaille ; je n’ai plus le temps de penser à ce que je vais faire, je ne suis plus qu’un geste et une main, rien d’autre. Je suis capable ensuite de retracer ce que j’ai étudié. L’intérêt étant aussi l’interprétation que j’en donne et la dose d’humanité que je décèle en eux.

 

N.E. : C’était un peu pareil lorsque vous dessiniez les procès ? 

A.dlF. : Oui, en effet. Les gens bougeaient, parlaient, il fallait dessiner très rapidement des scènes, faire le portrait des accusés ou des avocats en pleine action et rendre cette intensité que représente un procès en assises, avec toute la charge émotionnelle, là aussi les regards, les silences, les plaidoiries et la force de ces moments. Lors d’un procès d’Action Directe, je me souviens avoir dessiné des scènes complètement de mémoire : les accusés ayant, le poing levé, entonné l’Internationale, le président de la cour les avait fait sortir du prétoire, et j’ai dû représenter la scène avec des bancs vides devant moi.

Avec les singes, c’est un peu la même chose. Mon regard me dicte les situations passées et ma main les exécute.

 

N.E. : Qu’est-ce qui vous attire particulièrement chez les singes ? 

A.dlF. : Les animaux sont privés de parole mais ils ont une vie parallèle à la nôtre, et les singes ont parfois un regard si désarmant quand il se pose sur vous...

Le singe est condamné au silence, mais son regard est très émouvant. C’est surtout sa proximité avec l’homme qui le rend si troublant. Depuis la nuit des temps, l’homme a un rapport originel avec l’animal.

Le sculpteur Barry Flanagan dit : « Je sculpte les lièvres parce qu’ils ont des choses à dire qui m’intéressent ». Mais avoir des choses à dire n’est pas forcément parler, et les animaux n’ont pas la parole... L’animal voit loin, il ne regarde pas en arrière, il est dans l’instant, et nous qui regardons toujours de façon tourmentée, nous avons beaucoup à apprendre d’eux. 

 

N.E. : Avez-vous dessiné d’autres animaux ? 

A.dlF. : Oui bien sûr, j’ai dessiné beaucoup d’autres animaux, y compris des animaux hybrides – j’ai inventé des associations comme le nigaud et la chèvre, cela donne un animal bizarre avec une corne –, des ibis, des hérons, pleins d’oiseaux, des rapaces, une sorte de poule, tous ces animaux dans la ménagerie du Jardin des Plantes, donc emprisonnés, hors de leur territoire.

 

N.E. : Vous n’aviez pas envie de dessiner votre chien ? Ou votre chat ? 

A.dlF. : Non, je dessinais uniquement des animaux que je ne connaissais pas. Les échanges de regard avec ces animaux inconnus me troublaient, parfois je ne savais plus qui regardait qui. Quelle est la nature de cette présence réelle ?

 

N.E. : Le dessin permet-il d’approcher différemment cette frontière entre notre monde et celui des animaux ? 

A.dlF. : Complètement ! Le dessin est une façon de converser, d’être admis. J’allais souvent au Jardin des Plantes et j’avais l’impression qu’ils me reconnaissaient. En semaine il n’y a personne, je les distrayais. Mais il y quelque chose de pathétique dans la privation du territoire, si essentiel pour eux, et j’en étais aussi bouleversée. Leur jeu consistant à se cacher du regard dans l’espace clos de la cage est captivant et troublant.

 

N.E. : Avec ce travail vous avez abordé la lisière de l’animalité, comment l’avez-vous vécu ?

A.dlF. : Quand on se frotte à cette lisière et qu’on se demande en quoi nous sommes différents, on ne sort pas indemne de cette confrontation mais plutôt enrichi. Les animaux ont beaucoup de choses à nous dire. Ils ont un regard qui va au-delà de nous-mêmes, un regard qui vient de plus loin aussi. Depuis l’origine, l’animal est essentiel pour l’homme. Les premières œuvres d’art, Lascaux, la grotte Chauvet, montrent des animaux gravés sur la paroi. Je ne peux imaginer un monde sans animaux, une rivière sans vie, un ciel sans vol d’oies sauvages ou sans « murmures » d’étourneaux... Existerions-nous sans le monde animal ? 

 

N.E. : Aviez-vous conscience, dans ce travail, d’être en lien avec l’origine de la peinture ?

A.dlF. : C’est exactement le même geste ! Depuis la nuit des temps, ce réflexe, que la main a eu, de graver des silhouettes animales, un contour et non du remplissage... les premières gravures sont sur les parois des grottes.

Je cherche à témoigner de la connivence entre l’homme et l’animal. Aujourd’hui, supports et techniques ont changé, mais le désir est le même. Mon obsession est de retrouver, au-delà des techniques actuelles, la puissance de l’émotion originelle, celle qu’ont pu éprouver les premiers artistes. ■

Astrid de la Forest, Singe N°7, 2009,  carborundum et pointe sèche, 70 x 100 cm.
Astrid de la Forest, Singe N°7, 2009,  carborundum et pointe sèche, 70 x 100 cm.