Directeur d’opéra... une délicieuse gageure ?

Par Hugues R. Gall, de la section des Membres libres, ancien directeur du Grand Théâtre

de Genève (1980-1995) et de l’Opéra national de Paris (1995-2004)

 

Costume du Ballet intitulé La Nuit représenté à la Cour en 1653, dans lequel Louis XIV figura habillé en soleil. Auteur anonyme, aquarelle, mine de plomb, lavis, rehaussé d’or.
Costume du Ballet intitulé La Nuit représenté à la Cour en 1653, dans lequel Louis XIV figura habillé en soleil. Auteur anonyme, aquarelle, mine de plomb, lavis, rehaussé d’or. Bibliothèque nationale de France / Gallica

 

Si l’on définit l’opéra comme « œuvre d’art totale », diriger un théâtre dont la mission est de produire, au plus haut niveau et pour le plus grand nombre, les chefs d’œuvre du répertoire, de l’enrichir de créations, de donner vie à des formes et à des langages nouveaux, faire ce « métier », car c’en est un, relève de la gageure !

Pourtant, il y a dans le monde des centaines de théâtres d’opéra qui fonctionnent et qui trouvent pour les diriger des passionnés assez fous pour accomplir cette tâche, parfois même assez bien ! Chaque théâtre a son histoire, chaque maison ses traditions, ses moyens, son public : elle plonge ses racines dans un humus fait d’un entrelacs de règles, de coutumes, d’exigences qui varient au gré des politiques et des pays.

Chaque directeur arrive avec son expérience, ses passions, son goût, des convictions parfois et... son ego. Au cours des âges et selon les pays, son rôle et même son titre ont beaucoup varié. Il a été tour à tour compositeur, chanteur, chef d’orchestre, impresario, médecin, décorateur, journaliste, dramaturge ou même simplement un ambitieux, aimant le pouvoir, la lumière et doué pour l’intrigue.

Nombre d’entre eux ont laissé des mémoires dont certaines font les délices des musicologues ou de passionnés. Les seuls qui, à mes yeux, méritent d’être étudiés sont ceux qui ont travaillé avec les grands créateurs de leur temps : Gatti-Casazza, qui est passé de La Scala au Metropolitan Opera, avec Puccini, Caruso et Toscanini, Sir David Webster qui a construit avec Sir George Solti et Dame Ninette de Valois le nouvel Opera Royal à Covent Garden, pour Paris Jacques Rouché et Rolf Liebermann qui, à leur façon, ont refondé l’Opéra de Paris.

De tant de témoignages si variés, souvent désabusés, se dégagent quelques principes qui devraient s’imposer à tout directeur :
- tout d’abord, une vision du sens de sa mission, du rôle de son théâtre dans la Cité à ce moment de son histoire.
- une passion de la musique et une vraie connaissance du répertoire lyrique, symphonique et chorégraphique. À cet égard, savoir lire une partition ne nuit pas !
- une curiosité toujours en éveil, prête à prendre des risques en pariant sur de nouveaux talents. À cet égard, bien qu’il n’ait pas été directeur à proprement parler, l’exemple insurpassé reste Serge de Diaghilev.
- chaque directeur porte en lui une dramaturgie de l’œuvre qu’il désire monter : c’est elle qui lui dicte le choix du metteur en scène et de son décorateur, c’est elle qui lui désigne le chef d’orchestre avec lequel il va construire la distribution en fonction des artistes qu’il connaît et qui sont disponibles. Certaines œuvres, plus que d’autres, dépendant d’un ou d’une interprète : pas d’Elektra, pas de Turandot, pas de Lulu, pas de Siegfried, pas de Brunhilde ni de Traviata ? On monte un autre ouvrage !
- une oreille sûre formée par la longue fréquentation des spectacles et des artistes vivants, car les enregistrements ne suppléent pas l’expérience du direct !
- dans un grand opéra de répertoire, la collaboration d’un chargé des distributions est indispensable ; mais le choix ultime est bien celui du directeur !
- celui-ci doit en outre avoir des lumières sur tous les secteurs qui contribuent à réaliser les spectacles : l’artistique, la technique, les services administratifs, la direction des ressources humaines, la direction commerciale, les relations publiques etc.

Il est convenu qu’il ne faut pas établir de hiérarchie entre eux, mais il serait hypocrite de ne pas accorder la place prépondérante aux masses artistiques et tout d’abord à la qualité de l’orchestre sur lequel tout repose ! Au cadre de chœur bien sûr et au corps de ballet d’où l’importance du choix du directeur musical, des chefs d’orchestre, du chef des chœurs et du responsable de la Danse. Sans oublier les chefs de chant dont tant dépend !

Œuvre d’art totale ? Cela implique les décors, œuvres d’art complexes réalisées dans les ateliers par cent artistes divers : menuisiers, sculpteurs, peintres, staffeurs, doreurs, couturières, perruquiers, maquilleurs, etc., sous la direction de chefs techniques hautement qualifiés. Avant d’avoir approuvé et fait chiffrer les maquettes qui traduisent la conception du spectacle développée par l’équipe de production qu’il a réunie (metteur en scène, chorégraphe, décorateur et costumier, créateur de lumière), le directeur a veillé à ce que le chef d’orchestre ait lui aussi été associé au projet : cette exigence n’est pas toujours observée d’où, souvent, quelques drames au cours des répétitions que le directeur doit arbitrer...

L’ensemble des saisons projetées (souvent 4 ou 5 ans à l’avance) doit s’inscrire dans une harmonie où s’équilibre et s’illustre le spectre le plus varié des œuvres du passé, du présent et les créations contemporaines. L’éclectisme est de rigueur !

Toute l’activité du théâtre se traduit par un budget annuel contraignant, rédigé et mis à jour sous le contrôle du directeur par son directeur financier, porté par le directeur et approuvé par un conseil qui comprend les tutelles. En effet, toute décision artistique comporte des conséquences économiques, souvent sociales et politiques.

L’édifice ici sommairement décrit implique une condition essentielle : la loyauté et surtout la confiance.
Cette confiance, essentielle, le directeur en est comptable.
Confiance entre l’Institution et ses tutelles.
Confiance entre la direction, les personnels et leurs délégués.
Confiance entre la direction, les artistes, leurs représentants : respect de la parole donnée !
Confiance avec les publics, fondée sur le maintien de la qualité de chaque spectacle et sur la régularité des prestations.
Confiance fondée aussi sur une politique tarifaire raisonnable et sur l’ouverture la plus large aux publics nouveaux.

Certains directeurs, ils ont sans doute raison, attachent le plus grand prix à leurs relations avec la presse : qui peut leur donner tort ? Ceux-là ont un talent enviable... La question se pose alors de savoir si l’on programme en fonction de l’attente de certains « influenceurs » imbus de leur importance, lus qu’ils se savent par une caste dirigeante au jugement souvent hésitant ?

Cette conception du rôle du directeur d’opéra se trouve admirablement ramassée dans ces lignes que j’emprunte sans vergogne au Premier danseur de son temps :
« Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connaissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude, et une grande application à se rendre capables trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier, une application universelle à tout.
Le métier de Roi est grand, noble et délicieux, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes choses auxquelles il engage : mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétudes. L’incertitude désespère quelquefois et quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer à prendre le parti qu’on croit le meilleur. »

(Réflexions sur le métier de roi dans Mémoires de Louis XIV, le métier de roi, présenté et annoté par Jean Longnon, Paris, Tallandier, collection « Relire l’histoire », 2001, p. 279-280).