Échafaudages inviolés

Par Brigitte Terziev, membre de la section de sculpture de l'Académie des beaux-arts

 

 

Brigitte Terziev, Les Veilleurs, grès et fer. Collection de l’artiste, photo DR
Brigitte Terziev, Les Veilleurs, grès et fer.
Collection de l’artiste, photo DR

 

Dans un même élan religieux, l’expression artistique a su drainer dans le regard de l’autre la notion du sacré. L’œuvre d’art a forgé sa place dans les sociétés humaines en créant cette force d’attraction pour l’individu qui par chance ou désespoir fut convaincu de sa valeur suprême : la sacralisation des œuvres et l’impossibilité affective de les profaner. L’évidence du stigmate n’empêche pas de contourner volontairement ce phénomène pour mettre l’accent sur ce que l’artiste ressent lui-même de l’œuvre en gestation ; faire « œuvre » sans à priori en voir l’absurdité ou sa qualité future ; juste emporté par l’élan vital dans sa mystérieuse source d’énergie.

Pour illustrer l’aventure que traverse tout artiste dans ses recherches, je dresse ici mon expérience personnelle.

L’atelier des soupirs. Ouvert tôt chaque matin ce lieu se veut monacal. Les outils bien ordonnés, tout est en place dès la première heure. L’expérience peut commencer. En aveugle mettre directement les mains dans cette matière glissante et passive de l’argile tout en gardant l’appréhension, le trac d’être en mauvaise intelligence avec la fausse douceur de sa texture. D’ailleurs cette terre rougeâtre n’obéit qu’à d’autres mains ; non pas les miennes besogneuses qui triturent piteusement cette chimère, mais à celles aux pensées fouineuses qui se cachent au fin fond de l’atelier-caverne, au milieu des gravats et des sculptures cassées. Ces semeuses qui crachotent des petites graines d’éternité et s’efforcent de les enfouir dans ce terrain rocailleux, à la recherche de lumière. Difficile à cette heure de la journée de trouver des pépites éclatantes. Mais je vais tenter de les chercher à mains nues, malgré ma désespérance.

Rares sont les artistes qui ne ressentiraient jamais cet état d’abandon devant l’étrangeté de l’acte créateur. Cet écho, cette résonance, qui relie des figures nouvelles au corps profond de nos désirs. Ces nébuleuses intrinsèquement liées les unes aux autres par une volonté qui nous échappe et qui insiste au réveil... sur la paroi de ses rêves, l’artiste n’est-il pas toujours dans la quête d’une œuvre qui sacraliserait son passage ?

Le plus souvent, c’est l’inspiration sensorielle qui guide l’œuvre en gestation, pour d’autres c’est un projet plus intellectuel. Mais le résultat est là : « le fruit de nos entrailles » pour paraphraser une prière chrétienne. L’objet de nos désirs voit le jour. Parfois une énergie vitale plus enveloppante que celle de l’auteur de l’œuvre s’échappe alors de sa tutelle pour prendre des chemins de traverse. Avec la même carte au départ, le sujet dérive de sa trajectoire pour une vision plus spirituelle, ou démiurgique, ou bien est-elle avant tout la véritable motivation cachée de son métaphorique « géniteur ».

Comme dans nos rêves certaines œuvres dépassent la réalité plate de nos aspirations, elle fait naître en nous une étrangeté attirante. Probablement est-ce une nage papillon pour retrouver notre âme.

C’est de cela dont je veux parler ici.

 

Brigitte Terziev, Les Veilleurs, grès et fer.
Brigitte Terziev, Les Veilleurs, grès et fer.
Collection de l’artiste, photo DR

 

Cela débute par une entaille sur le mur de l’atelier ; ce n’est pas la hache de guerre mais la mémoire de l’homme des premiers âges qui entre en résonance avec mon appel. Lui qui dans la faille d’un rocher introduit sa solitude pour en faire un lieu de culte.

Comme lui je veux inscrire, sur la paroi rugueuse de mon mur, différentes plaies et cicatrices dont je force l’empreinte. En plaques de terre, des formes mouvantes apparaissent : pliures, trous, nervures, boursouflures s’étalent dans des carreaux d’argile. En chirurgien de l’inconscient, je couds les déchirures graves avec de la corde, et un pieu pour enfoncer les pensées trop molles.

Quel rapport, me direz-vous, entre l’ouverture lumineuse de ces premiers hommes qui découvraient l’espoir, et ces plaques murales que je ne considère ni comme des ex-votos ni comme des graffitis vengeurs ? Eux, nos lointains cousins apprenaient l’exorcisme pour s’opposer au monde effrayant dont ils étaient la proie. Ils avaient obtenu la réponse des dieux pour capter l’insaisissable : le transfert du désir vers l’inaccessible, le tragique frayant avec le sacré.

Là diffère mon alliance avec l’archaïsme de nos ancêtres mais je vais y revenir autrement.

Quelque temps ces plaques murales resteront exposées sur le mur de l’atelier. Puis vient le désir d’imposer à ces traces de vie un espace réel ; tourner autour de leurs formes, entrer dans leur solitude et s’imprégner de leur dimension.

À ce moment de leur construction, il faut faire un choix : soit les laisser à l’état d’assemblages chaotiques, en portefaix de leur mémoire... ou bien, juste un peu plus au-dessus de la hauteur humaine, voici des entités dont le corps et la tête cachée sont modelés, vêtus de blessures et de trophées, transformant, comme sur une scène de théâtre, la représentation de leurs aventures désastreuses en fierté verticale. Oui, je dirais même en Éffigie, force tragique de leur échafaudage intime. C’est cette direction qui fut prise

Le nombre croissant des entités donne à ce groupe l’aspect d’une confrérie. Chacun a sa chair propre mais tous ont la même provenance émotionnelle.

À présent, à la lueur du matin, leurs ombres questionnent. Elles magnétisent le lieu de vie et pourtant ne semblent ici que de passage. J’ajoute encore de nouveaux membres à la liste de leurs errances, sans que je puisse en savoir plus sur leur raison d’être.

Nommés « veilleurs », ils pourraient aussi bien être passeurs, invisibles ou simplement inconnus.

Leur position, ici ou ailleurs, aucune importance pour eux.

Toutefois, je ne crois pas au hasard, leur occupation dans l’espace réel le prouve. Ils semblent détenteurs d’un secret.
Invulnérables, ils sont graves, immobiles, silencieux.

Mais des ombres frappent à la porte, s’obstinent à vouloir faire sens, à vouloir faire foi. Les mains aux pensées fouineuses du matin sont revenues.

Elles aiment la pénombre et le contenu du silence. Des veilleurs ? Aucune réponse de leur part. Elles continuent à semer, crachotent de temps en temps sur le terrain rocailleux et le pulvérisent en poussière d’or.