Écritures croisées

Par Lydia Harambourg, historienne de l’art, correspondant de la section de Peinture.

 

Écrivains et artistes ont toujours entretenu des liens privilégiés. La création s’en est trouvée enrichie de part et d’autre dans un dialogue où les mots allant à la rencontre des images réinventent la langue, aussi nouvelle qu’imprévue pour l’auteur qui cherche à définir les rapports de l’image et de l’être, et de fait se met à penser différemment son écriture pour que celle-ci s’articule en réflexion sur l’image. 

Pourtant la frontière est fragile et son étanchéité persiste entre la critique d’art exercée de tout temps par les écrivains, et des textes d’auteurs accordés à une œuvre pour un projet mimétique en profondeur. 

Depuis Mallarmé, Apollinaire, témoins et pionniers de la modernité, la réalité visible et la saisie des formes ont bousculé la recherche de l’œuvre-reflet, provoquant des expérimentations de langage respectives dans le monde des lettres et celui des arts. Le xxe siècle offre de multiples témoignages de la complicité entre un peintre et un poète ou un écrivain, et l’amitié n’est pas le seul élément à intervenir dans une aventure commune pour reconstruire et reconstituer l’unité originelle. Ainsi la toile et le livre sont-ils le support, le réceptacle à ce à quoi aspirent respectivement les protagonistes, en permanence tendus vers ce qui se trame au sein de l’être intérieur. Il arrive qu’une rencontre entre un poète et un peintre comble cette inlassable douleur du manque, inhérente au créateur, et trouve dans l’improbable interlocuteur un révélateur à sa création. Cette manière inattendue réserve des possibilités d’une rare intensité où la vie sourd par des moyens différents, mais concomitants. 

Le langage de chacun s’en trouve métamorphosé. Une communion naît, de laquelle la peinture et la poésie se régénèrent en se libérant des conventions techniques du passé. 

Je donnerai quelques exemples de cette stupéfiante adhésion.

Dans les années qui suivent l’immédiat après-guerre, Samuel Beckett s’interroge sur la réalité visible. Sa fréquentation de nombreux artistes l’immerge dans un univers parallèle à celui de l’écriture à partir de laquelle il pose la question de la nature de l’image, poussée jusqu’au rêve de l’absence de son énigme. Une première conséquence est le renoncement aux codes et aux exigences éthiques dans une ascèse aussi contraignante qu’elle frôle l’iconoclasme. C’est fin 1937 que Beckett rencontre à Paris Bram Van Velde par son frère Geer. Les deux hommes partagent une interrogation sur l’avenir de leur engagement, l’un dans la peinture, l’autre dans la littérature, le pourquoi de leur création. Bram van Velde ne déclare t-il pas : « La peinture ne m’intéresse pas. Ce que je pense est en dehors de la peinture » ? Quant à Beckett, il cherche en vain « cette surface colorée qui n’était pas là avant. Je ne sais pas, n’ayant rien vu de pareil. Cela semble sans rapport avec l’art, en tout cas, si mes souvenirs de l’art sont exacts ». Pour l’écrivain qui voue l’homme à une éternelle attente dans un perpétuel recommencement, l’image n’a plus rien à faire avec ce qui nous semble être familier, de même que toute chose dite est fausse. Dans le refus de se situer respectivement dans le domaine convenu de la peinture et de l’écriture, la seule vérité dont chacun dispose est dans la contradiction de dire et l’impossibilité d’énoncer les choses illusoires. 

Faisant ainsi table rase de toute explication où il n’est plus question d’avoir raison, chacun expérimente l’immersion primordiale et informulée dans le néant. Mais la situation se renverse. Bram Van Velde prend conscience que la peinture est aussi le moyen de se reconstruire, Samuel Beckett que rien n’est plus impossible que de savoir si les choses veulent dire ou non la même chose puisqu’elles sont liées à son désir. Pour l’écrivain, la peinture est le lieu d’un apprentissage fondateur de sa vision devenue le moteur de l’écriture, mais qui ne peut pas être son objet. 

De leur confrontation naît l’exigence qui s’impose à Beckett de parler clairement de la peinture de Bram. Cette expérience a été fondamentale pour son écriture. 

Geneviève Asse est une autre de ces artistes emblématiques de l’univers beckettien. L’exploration de l’espace et sa restitution par la couleur, ou par le trait en gravure, ne participe d’aucune théorie chez l’artiste. C’est en écho à ce transfert graduel que le substrat linguistique de Beckett trouve un ajustement à l’œuvre poétique de Geneviève Asse. De leur regard partagé est né un livre, Abandonné (1971) pour lequel l’artiste a réalisé des gravures. Leur silence est comme une deuxième écriture et les traits incisifs du burin répondent à une rythmique et au dépouillement du verbe. 

Prose et poésie tissent des correspondances autour de la question du sens et de la possibilité de l’acte créateur.

Ces affinités rapprochent les acteurs et présagent d’une complicité où l’écriture éclaire la peinture et inversement. Ainsi de l’écrivain et poète d’origine argentine, Silvia Baron Supervielle qui reconnaît avoir eu la révélation de la langue française en regardant la peinture de Geneviève Asse, qui lui a appris à écrire dans la langue de Racine et de Chateaubriand. Elle confie dans ses Notes sur Thème (2014, Éditions Galilée) : « Il n’a pas de langue ni de pays officiels. On dirait qu’il est le résultat d’un mouvement inconscient ». Ce Pays de l’écriture (2002), du titre éponyme d’un de ses ouvrages, est celui où « l’étrange langue repart sur la mer. Je trace un contour autour de l’espace à parcourir pour donner une signification à ce qui est insonore et inexprimable. (...) Les lumières du vent se mêlent à l’infini. Qu’elle soit écriture ou peinture, la langue germe à l’intérieur de la distance. » Geneviève Asse est attirée par les poètes d’une façon, dit-elle, incompréhensible mais impérative. Yves Bonnefoy, André du Bouchet, André Frénaud, Jorge Luis Borges (traduit par Silvia Baron Supervielle) comptent parmi ses élus. Le dialogue convoque la lumière et la transparence du cristal, la couleur, ce bleu personnel mêlé de gris et d’autres bleus, outremer, cobalt, manié avec une joie indicible et fervente comme les mots et leur mystère. 

L’espace, les passages qui diffusent la lumière, le signe identitaire du langage pictural, la ligne qui partage, trouvent leurs équivalences dans la dialectique ordonnant vision et présentation. 

Bernard Noël et Olivier Debré ont ainsi dialogué, réinventant la langue, sa substance de chair et de matérialité, avec la conscience de l’entropie qui a toujours traversé l’art. Debré illustre d’eaux-fortes Le livre de l’oubli ((1985, publié par André Dimanche, éditions Ryoân-ji, Marseille, gravures tirées chez Lacourière et Frélaut). Prosodie lexicale et formelle se répondent dans un espace où se perd notre mémoire, qui fait écrire à Bernard Noël : « Et si écrire, c’était tenter de lire l’oubli ? Par là, écrire toucherait à l’organique. » L’organique de l’encrage de la plaque pour conjurer ce qui s’efface. « Et ce jour-là est la substance de notre propre oubli, qui nous regarde d’un regard sans limite. » 

Ces quelques exemples énoncent la régulation ontologique des recherches, des attentes, des remises en question, des doutes qui assaillent tout créateur ancré dans l’inlassable tentative de dire les ressemblances dans leur permanence. La rencontre entre écrivain et artiste est toujours dans l’émerveillement d’un langage originel.                 

 Bram van Velde (1895-1981),  "Sans titre (Paris : boulevard de la Gare)",  circa 1956, huile sur toile, 100 x 81 cm.  Fondation Gandur pour l’Art, Genêve, Suisse,  photo Sandra Pointet

Bram van Velde (1895-1981),
"Sans titre (Paris : boulevard de la Gare)",
circa 1956, huile sur toile, 100 x 81 cm.
Fondation Gandur pour l’Art, Genêve, Suisse,
photo Sandra Pointet