Évidence du textile

Par Françoise Giannesini, sculptrice.

D’emblée, le textile m’est apparu comme une évidence. Il est à l’origine de toute ma création et son omniprésence, permanente et continue depuis des années, est mon socle.

Oui c’est l’art textile qui m’a ouvert la porte de mon expression artistique. Je m’y sentais libre, toutes perspectives ouvertes, sans « ancêtres » mais aussi sans ambition autre que celle de plier ce matériau à mon désir, à ma nécessité. Mue par une irrésistible passion créatrice, j’étais alors loin de toute perspective imaginée d’« œuvre d’artiste ». Cette liberté était une force que je me suis efforcée de de préserver et sur laquelle je m’appuie encore aujourd’hui.

C’est le regard des autres, amis, artistes qui a fait « œuvre » de ces premières expériences.

Car la laine, le fil étaient alors mon territoire intime, privé, réservé et je me voyais plutôt un avenir littéraire. Pourtant, mes admirations, ma nourriture, je les trouvais surtout dans les musées. Eblouissements.

« J’ai été mu de moi-même par moi-même dans la recherche de mes vérités et cet autodidactisme m’a conduit à trouver mes maîtres à penser. Je n’ai aucun maître à penser unique mais une constellation d’étoiles maîtresses » dit Edgar Morin.

Je me suis construit alors mon environnement, le terreau de ce que sera plus tard mon œuvre de sculpteur.

Dès l’origine, j’ai élaboré, à force de recherches, de tâtonnements, de réussites et d’échecs, dans le calme de l’atelier, une technique personnelle de travail de la laine. Une recherche passionnée pour trouver l’équilibre entre l’édification d’une matière compacte, lumineuse et pérenne et les formes et émotions que je voulais matérialiser. Un métier à tisser vertical que j’ai construit à mes exigences, est ma base, les allers et venues autour des fils de chaine rythment mon temps. Les étapes sont toujours les mêmes : un seul croquis minuscule pour une sculpture unique, ne pouvant exister que dans cette forme-là, cette couleur-là, cette dimension-là. Toute la sculpture y est contenue. En lui réside, concentré, l’avenir de la sculpture qui se monte fil à fil sur le métier.

L’œuvre se fait en longues périodes d’avancées rang par rang, nœud par nœud, modelant et taillant au fur et à mesure, sans repentir possible, entrecoupées de moments de concentration intense où, à distance, je regarde la progression du travail, contrôlant et guidant sa cohérence avec l’idée d’origine, à l’écoute du matériau, de la lumière, des volumes, des hasards féconds. Tout mon temps alors, toute mon énergie est pour cette œuvre et elle seule.

Une création à part entière que je maîtrise à tout moment contrairement à la tapisserie traditionnelle où le licier tisse le carton du peintre.

Cette recherche solitaire eut pour départ mon admiration pour les tissages d’Amérique latine. Je construisis un premier métier à tisser élémentaire pour les imiter – simples croisements de fils sur d’autres tendus. Cherchant le volume, je rebrodais, déchirais, déformais, collant d’autres fils sur la surface trop plate de ces « tapisseries ». Allant chercher la lumière dans les creux, les failles, les aspérités.

Je ne connaissais alors que la Dame à la licorne et quelques tapisseries de Lurçat, et ne savais qu’une chose : que ce n’était pas cela que je voulais faire. On se construit toujours un peu « contre », beaucoup « avec », avec admiration. Et comme je n’aimais pas beaucoup les œuvres de la tapisserie classique, j’ai cherché ma propre voie.

C’est pourquoi la découverte des œuvres de la Nouvelle tapisserie fut pour moi une libération : elles me confortaient dans la direction que je prenais. Cet encouragement fut décisif. J’avais déjà créé plusieurs œuvres quand j’ai connu ce mouvement international alors en plein dynamisme, caractérisé par ses nombreux artistes qui souvent réalisaient eux-mêmes leurs œuvres et qui surtout affichaient brillamment leur liberté

Car j’avais déjà fait un bon bout de chemin et déjà construit, en solitaire, le socle de ce qui allait devenir mon œuvre non seulement textile, mais toute mon œuvre de sculpteur. Il est certain que le « signe » en quoi consiste une œuvre d’art doit être pensé (Roland Barthes)

« L’art se situe sur une longueur d’onde singulière, cette expérience a un caractère original et totalement individuel, loin de la commune mesure ». La sculpture n’a pas besoin du support des mots. Elle se suffit à elle-même.

Les titres sont choisis quand l’œuvre est terminée et sont souvent inspirés par la musique (Bach, Berg), la littérature, (Segalen) la poésie (St John Perse, Dante, Baudelaire, Rilke). En résonnance. Une filiation est toujours multiple. Des univers visuels engendrent et sont engendrés par la littérature, la poésie, la musique. Chacun des champs d’expérience servant pour ainsi dire de tremplin à l’autre.

La couleur s’y fait de plus en plus intense en grands camaïeux. Son volume, c’est l’épaisseur de la laine. Elle aime jouer avec la lumière. Elle est déjà tridimensionnelle bien qu’accrochée au mur. C’est la période où se prépare sa sortie du mur.

Quand mes œuvres murales se succédaient dans l’atelier, on pouvait encore parler de « tapisseries ». Mais j’abandonnai rapidement ce terme pour le remplacer par « sculpture textile », plus explicite. Car il s’agissait bien de sculptures, appartenant à ce monde de la sculpture que la pierre, le bois, le métal plutôt fréquentent. Les miennes étaient en laine, posées sur des socles, suspendues sur des plaques transparentes.

J’eus la chance que ce travail soit reconnu et encouragé dès les débuts par Denise Majorel dont la galerie La Demeure à Paris était le lieu vivant de la Nouvelle tapisserie après avoir été celui de la tapisserie moderne. Elle vint me chercher un jour dans une exposition collective. Des années de collaboration, de conseils puis d’une belle amitié commencèrent alors.

Plus tard, après que du textile soit née toute ma création, le travail de l’ardoise puis de la toile d’acier vinrent, parallèlement, occuper l’atelier.

Et récemment, l’aventure avec la laine a pris une nouvelle dimension avec l’intervention du métal.

Recherche de la cohérence forme/matériau/couleur en sculpture. Rythmes et volumes. Deux domaines s’interpénètrent : la matrice - intellectuelle, culturelle, émotive, affective, l’imaginaire en est le socle et elle est le fruit d’une culture, d’une vie, d’une histoire - et la technique - ici nous parlons en particulier de l’art textile - en est le partenaire complice et l’obstacle. La sculpture se fait en se faisant.

www.francoise-giannesini.fr

Françoise Giannesini, « Dansez, sinon nous sommes perdus » (Pina Bausch), 2016, laine, aluminium, acier et bois, 60 x 75 x 41 cm. Photo DR
Françoise Giannesini, « Dansez, sinon nous sommes perdus » (Pina Bausch), 2016, laine, aluminium, acier et bois, 60 x 75 x 41 cm.
Photo DR