Garder l’équilibre

Entretien avec Laurent Naouri, baryton-basse
Propos recueillis par Nadine Eghels

 

Laurent Naouri dans Madame Butterfly
Laurent Naouri dans Madame Butterfly de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, dans la mise en scène de Robert Wilson, à l’Opéra Bastille en 2019. Photo Svetlana Loboff / Opéra national de Paris

 

Nadine Eghels : Vous êtes chanteur lyrique, baryton basse, vous arpentez le monde et le répertoire. Comment êtes-vous arrivé à cette pratique ?
Laurent Naouri : Ma vocation musicale est plus d’ordre identificatoire qu’intérieurement motivée. Cela fait trente ans que je fais ce métier et j’ai eu la chance d’avoir un professeur de musique exceptionnel au collège et au lycée. Dans mes apprentissages j’ai beaucoup fonctionné par identification, j’avais envie de ressembler au professeur qui me stimulait. Et j’ai connu quelques grands professeurs qui ont marqué ma vie, dans différents domaines. J’étais mauvais musicien et pianiste, mais je rêvais de faire de la musique... Prendre la voix comme instrument, c’était le seul choix possible !

N.E. : Un choix par défaut alors ?
L.N. : J’y suis allé sans trop y croire... J’ai fait des études d’ingénieur et en même temps suivi des cours de chant. Mais je ne me sentais pas à ma place dans ce milieu scientifique et après trois ans j’ai opté pour la voie vocale. C’est en forgeant que je suis devenu forgeron ! J’aimais la musique mais je ne connaissais pas l’opéra, et je ne savais pas que je l’aimerais à ce point. C’est une rencontre par nécessité. Venant d’un univers vocal plus nourri de jazz et de chanson, j’avais des clichés sur le genre opératique... Pour moi, l’opéra, c’était « des gros qui crient ». Je suis allé voir des spectacles, et il y a eu des révélations. Par exemple la mise en scène du Voyage à Rome par Luca Ronconi, pleine d’humour et de fantaisie. Ou celle de Boris Godounov à Covent Garden par Andrei Tarkorvski, qui m’a également ébloui, j’y suis allé par le cinéma et j’ai trouvé l’opéra. Je me souviens de la scène de folie de Boris, il est dans son bureau et se prend les pieds dans un tapis figurant une grande carte de la Russie, une scène qui n’est pas sans écho aujourd’hui.

N.E. : Avec quel metteur en scène avez-vous débuté ?
L.N. : Dès mon premier spectacle professionnel, j’ai rencontré Pierre Constant qui m’a fait ressentir ce qu’est une mise en scène aboutie avec Cosi fan tutte. Une découverte. Ma préoccupation était de raconter le mieux possible une histoire et cette première collaboration me l’a permis. J’ai appris à aimer ce travail, je ne m’en suis jamais lassé. J’ai la chance d’être dans une tessiture où les rôles sont infiniment variés.

N.E. : Qu’est-ce qui vous attire dans un projet, le rôle, la musique, le dispositif général ?
L.N. : À quelques rares exceptions, nous sommes les employés des maisons d’opéra. Quand on me parle d’un projet qui sera créé dans trois ans au Metropolitan Opera, je n’ai aucune idée de qui le dirigera, parfois même pas du metteur en scène, encore moins du scénographe. C’est le directeur de la maison d’opéra qui construit sa programmation avec les gens qu’il a envie de réunir... et qui sont disponibles ! Ce mode de fonctionnement date de l’époque où les directeurs d’opéra étaient imprésarios. Aujourd’hui ils tiennent beaucoup à cette prérogative. Ayant l’occasion de se déplacer et de voir des spectacles dans le monde entier, ils ont un catalogue en tête. Du coup, un metteur en scène peut se voir imposer un chanteur qui ne lui convient pas, ou un chef un chanteur dont il pense qu’ils n’ont pas la même perception de l’œuvre... On est obligé de travailler avec ! J’aimerais qu’on puisse adopter une position intermédiaire entre l’organisation d’un théâtre où c’est le metteur en scène qui construit son équipe artistique et la maison d’opéra où c’est le directeur qui réunit tout le monde. Il faudrait une rencontre plus concertée entre metteur en scène et chef d’orchestre, qui aboutisse à un projet commun. Ce n’est hélas pas souvent le cas. Vu les contraintes de calendrier ce n’est pas évident, mais davantage de concertation produirait des résultats artistiques plus intéressants. J’ai fait une reprise au Japon d’un opéra créé à Aix, lorsque je l’ai appris j’ai appelé ma partenaire de l’époque mais elle n’était pas au courant, on avait proposé le rôle à une autre chanteuse sans lui demander d’abord si elle était partante. Il faut bien le dire, nous sommes un peu du bétail de luxe ! Nous bénéficions de conditions exceptionnelles. Alors on considère que nous n’avons pas à protester.

N.E. : Quel genre de rôle préférez-vous ?
L.N. : J’aime que ce soit varié ! À mon âge j’assume souvent une figure paternelle, j’ai joué aussi beaucoup de méchants et de diables. The bad and the dad. Quand on sort de là je suis content ! Évidemment c’est toujours risqué de monter un opéra et les étiquettes servent à rassurer tout le monde, producteurs et publics. Je ne proteste pas mais quand j’ai une proposition qui sort des sentiers battus, je m’y attarde. Cela ouvre le champ, et me met au défi. J’entame une décennie où les propositions s’appuieront beaucoup sur l’expérience acquise, et je sais que je dois me satisfaire de ce qui m’est offert. Quelques metteurs en scène que j’apprécie sont contents de travailler avec moi, cela crée des récurrences. J’ai peu de raisons de me plaindre. Mais je ne suis pas l’organisateur de ma carrière !

 

Laurent Naouri dans Samson et Dalila
Laurent Naouri (à gauche) dans Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, livret de Ferdinand Lemaire, mise en scène de Darko Tresnjak. Représentations au Metropolitan Opera de New York en 2018. Photo Ken Howard / Met Opera

 

N.E. : Dans votre travail, quelle est la part d’opéra contemporain par rapport au classique ?
L.N. : Ce qui m’intéresse, c’est la nouveauté. Le dernier opéra contemporain que j’ai interprété était Trompe la mort d’après Splendeurs et misères des courtisanes à l’Opéra de Paris. Le compositeur était Luca Francesconi qui a écrit aussi le livret, en s’inspirant également de la fin des Illusions perdues. C’était une idée originale de l’Opéra de Paris que ces adaptations de grands textes : faire du neuf avec du connu, c’est toujours stimulant. Nous avons bénéficié d’une mise en scène extraordinaire de Guy Cassiers, d’une cheffe exceptionnelle Suzanna Mälkki, et d’une ambiance de travail idéale. Je n’ai guère eu de difficultés à apprendre ce rôle. Mais, on ne peut pas le nier, il y a eu vraiment un problème avec le langage contemporain de la musique. Il est très singulier de voir des musiciens aguerris, expérimentés, intelligents, ne rien comprendre à une œuvre qui leur est présentée !

N.E. : Une œuvre trop détachée de toute référence ?
L.N. : Le XXe siècle a vu un public extrêmement élargi s’intéresser à l’art contemporain. Les gens vont le découvrir, perçoivent, rejettent ou adhèrent mais en tout cas le fréquentent. Pour moi la question essentielle est celle des repères. Dans l’art contemporain, même le plus conceptuel, il y a toujours un cadre à l’intérieur duquel on organise sa perception. Avec la musique on se déplace dans le même temps que l’œuvre. Le cadre n’existe plus, on n’a plus le loisir de s’extraire. Ce qui sert de cadre est de l’ordre du pulsatif : le battement intérieur qui marque le temps. Quand le compositeur écrit, c’est en référence à un tempo qui s’écoule, et que le chef transpose. Si je chante ce qui est écrit, le seul temps commun c’est mon temps intérieur que je cale sur la perception du chef et celle du compositeur. Mais pour le public, il n’y a plus de pulsation, il n’y a plus de cadre. Dès lors il ne peut entrer dans la musique sauf par un effet d’orchestration, ou par la mise en scène. Le compositeur écrit en référence à son tempo intérieur, l’exécutant le restitue en fonction du tempo qui est rendu par la battue du chef, mais seuls ces trois protagonistes sont en relation avec un tempo intérieur, pas le public qui n’y accède pas. Ce n’est pas le cas de toute la musique contemporaine heureusement mais je pense qu’en Europe cela a constitué un écueil majeur, dont on est en train de sortir. Le compositeur doit avoir conscience de la nécessité de relier son rythme intérieur à celui de n’importe qui sans qu’il ait besoin de lire une partition.

N.E. : Comment cela se passe-t-il pour le chanteur ?
L.N. : Pour le chanteur c’est difficile, il doit en même temps jouer et ne peut garder les yeux rivés sur le chef pour suivre le tempo. Ainsi, à force de vouloir éviter le pulsatif, on tombe sur un autre écueil... et le résultat est dépourvu de signification. Pour être intelligible, un discours repose sur des éléments de grammaire commune. Une partie est forcément prévisible car elle découle de la syntaxe partagée, une autre imprévisible constitue l’acte créateur. Si on n’est que dans l’acte créateur sans se soucier de la syntaxe commune, c’est incompréhensible. Si on ne se soucie que de la syntaxe commune, c’est insignifiant. C’est comme un balancier... On peut tomber d’un côté ou de l’autre. Il faut garder l’équilibre. Et une certaine modestie.

N.E. : Comment appréhendez-vous le livret ?
L.N. : Le genre opératique a beaucoup évolué au cours des siècles. Au début c’était une forme intimiste, pour des gens très érudits. S’adressant à un public choisi et peu nombreux, on pouvait cumuler une musique sophistiquée et une poésie recherchée. Ensuite, on a privilégié la musique et simplifié le livret car il y avait trop d’informations par rapport au niveau culturel et au nombre des spectateurs. Quand on se retrouve devant un auditoire plus important, un théâtre avec cinq cents personnes, il faut réduire le nombre d’informations qui passent à la seconde. Dès lors, si la musique est sophistiquée, le texte se trouve réduit à l’essentiel. La voix a été privilégiée à un niveau suprême avec le dernier belcanto, vers 1830, juste avant Verdi. Ensuite on a assisté, avec Wagner, puis avec le Verdi tardif et le XXe siècle, à une re-densification des livrets. Et une musique qui part dans tous les sens, comme toutes les formes artistiques à cette époque. Un éclatement. Musique et livret regagnent en complexité, dans des œuvres jouées devant 2000 personnes au lieu d’une assemblée de 20 à 40 auditeurs au XVIIe. Cela change énormément.

N.E. : Aujourd’hui les chanteurs sont aussi des acteurs. Ils chantent et jouent la comédie. Comment votre pratique a-t-elle évolué ces dernières années, avec l’apparition des nouvelles technologies qui ont envahi les plateaux ?
L.N. : Je suis entré dans ce métier dans les années 1990, à un moment où la révolution était en cours. De plus en plus de metteurs en scène venaient du théâtre, ce qui me convenait puisque j’ai toujours aimé ce genre de challenge. Je me sens plus performeur que ciseleur, et jouer était pour moi une évidence. En revanche le fait de tout capter, de tout vouloir garder, est presque une négation de l’éphémère du théâtre. Comme filmer tout de près, toujours plus près. Un gros plan sur le visage d’un chanteur, c’est rarement beau. Alors je fais comme si cela n’existait pas. J’essaie d’oublier les caméras et les micros d’ambiance. Je n’en tiens compte ni dans mon jeu ni dans mon chant. Cela apporte peut-être quelque chose sur le plan du partage, mais sûrement pas sur le plan artistique. C’est comme la rupture d’un pacte tacite entre le public et les interprètes, qui sur scène vont se donner à 200 % dont une part minime sera perçue. Mais c’est ainsi, et cette part contient une immensité. Quand cela passe, c’est juste incroyable. C’est la magie du spectacle vivant.