Jean-Louis Florentz, l’omniprésence du sacré

Par Michel Bourcier, organiste titulaire de la cathédrale de Nantes

 

 

Lors de son installation sous la Coupole de l’Institut de France, le 23 octobre 1996.  Photo : Studio de France - Académie des beaux-arts
Lors de son installation comme membre de la section de composition musicale de l'Académie des beaux-arts, sous la Coupole de l’Institut de France, le 23 octobre 1996.
Photo : Studio de France - Académie des beaux-arts

 

Jean-Louis Florentz est un compositeur peu prolixe. Dix-huit opus seulement composent l’œuvre d’une vie, si l’on excepte les nombreux ouvrages de jeunesse reniés. La relative lenteur et le soin méticuleux porté à l’acte compositionnel, l’importance de l’élaboration des prolégomènes, les voyages d’étude préparatoires et les nombreuses disciplines scientifiques sans cesse étudiées (ornithologie, botanique, acoustique animale, langues orientales, etc.) ne sont pas les seules raisons de la raréfaction d’une œuvre paradoxalement infiniment dense. Interrogé, quelques mois avant sa mort, sur le succès jamais démenti que remportent les œuvres (elles aussi peu nombreuses) du compositeur Maurice Duruflé (1902-1986), Jean-Louis Florentz livre, par une réponse inattendue, une clé pour comprendre sa propre démarche : « En quelques mots : c’est sans doute par sa faculté de toucher de très près l’au-delà. Lorsqu’on atteint ce degré de beauté absolue (par exemple le In Paradisum du Requiem) on approche de l’universel, car la musique possède alors cette part d’indicible qui, à chaque audition, vous résiste, vous échappe et vous invite à réécouter. Parvenir à un tel niveau avec seulement douze œuvres est rarissime (1) ».

Cette déclaration, l’une des dernières du compositeur, à propos d’un artiste admiré depuis l’adolescence, vaut également, à n’en pas douter, pour lui-même. Tenter de « toucher de très près l’au-delà » par le truchement de la composition musicale est l’horizon que s’est fixé Jean-Louis Florentz depuis qu’il compose. Il expose là, dans une ambition qui semble démesurée, sa propre définition de l’art sacré. Pour la mettre en œuvre, le compositeur étudie le sacré sous toutes ses formes dans des cultures qui l’attirent particulièrement : les civilisations africaines. Allant plus loin, il partage avec elles, autant qu’il le peut, leur rapport à la transcendance. Il apprend leurs langues, les visite lors de voyages d’études, étudie leurs rituels et leurs musiques. Enfin, il convoque au sein de son œuvre leurs traditions musicales pour enrichir son propos. Ce qu’il nomme « hospitalité des mémoires » n’est pas seulement un respectueux accueil, dans ses compositions, de traditions culturelles lointaines, pas plus qu’un quelconque syncrétisme. Il s’agit d’une tentative de rassembler dans un seul élan divers rapports au divin dans la seule perspective, selon les termes utilisés par le compositeur, du « visage du Ressuscité ».

Dans la pensée florentzienne, la nature sacrée d’une œuvre réside dans sa destination : elle est adressée à Dieu, comme peuvent l’être une oraison liturgique ou une cathédrale gothique. La simple exploitation d’un sujet religieux ou spirituel ne suffit pas. L’œuvre doit se constituer en offrande. À ce titre, elle mérite d’être façonnée avec une précaution telle que son élaboration n’est concevable que sur un temps long. Comme une cathédrale ou un texte sacré, elle se lit sur plusieurs niveaux de lecture et s’enrichit d’une multitude de symboles dans une dialectique du révélé et du caché. Le niveau de lecture le plus simple est son aspect purement sonore. Jean-Louis Florentz a le souci, sinon d’être compris, au moins d’être reçu par l’auditeur. Dans ce but, suite à ses premiers voyages, il élabore peu à peu un langage modal qui, malgré sa complexité, sera en mesure d’établir la communication avec l’auditeur et qui pourra s’accorder avec les musiques extra-européennes dont il importe certains fragments. On ne peut pourtant pas réduire l’esthétique florentzienne à cette seule technique modale : l’hétérogénéité de celle-ci transparaît dans les déductions intellectuelles les plus abstraites, un rapport aux sciences choyé, des textures vertigineuses de détails, un miroitement de mille chants d’oiseaux.

 

Jean-Louis Florentz (1947-2004), membre de la section de composition musicale, élu en 1995. Esquisse des Laudes, 1984, encre sur papier calque
Jean-Louis Florentz (1947-2004), membre de la section de composition musicale, élu en 1995, esquisse des Laudes, 1984, encre sur papier calque.
Collection particulière.

 

Les niveaux de lecture supérieurs sont tous orientés vers le transcendant. Si tel ou tel élément biographique peut y résider, comme l’hommage à la mère du compositeur dans le Prélude de L’Enfant Noir op. 17, c’est toujours pour mener ultimement à une révélation liée à la foi. Jean-Louis Florentz use, pour mener du sens apparent au sens caché, de la technique « de cire et or », tradition ésotérique de l’Église orthodoxe éthiopienne où le poète cultive avec virtuosité l’art du double sens. Les symboles, rapportés de différentes traditions culturelles et dont Jean-Louis Florentz avait une connaissance encyclopédique, deviennent les vecteurs de sens qui organisent la forme et la texture musicale dans une complexité sémantique difficilement imaginable. L’analyste a alors devant lui un large champ d’investigation dont l’étude pourrait être rapprochée – toutes proportions gardées – de l’exégèse biblique.

 

Jean-Louis Florentz (1947-2004), membre de la section de composition musicale, élu en 1995. Esquisse des Laudes, 1984, encre et crayon sur papier.
Jean-Louis Florentz (1947-2004), esquisse des Laudes, 1984, encre et crayon sur papier.
Collection particulière.

 

À bien y regarder, seules quelques œuvres affichent explicitement par leur titre une nature sacrée : le Magnificat-Antiphone pour la Visitation op. 3 et les Laudes op. 5 ; le sous-titre « chant de résurrection » de son œuvre majeure pour orgue Debout sur le soleil op. 8 est, lui aussi, explicite. Quant à Asún, vaste oratorio pour solistes, chœur d’enfants, chœur mixte et grand orchestre op. 7, il met en scène l’Assomption de la Vierge Marie dans la tradition orthodoxe éthiopienne, celle de la Dormition. Tous les autres ouvrages portent un titre profane qui invite au merveilleux. Ils sont accompagnés du sous-titre de « conte symphonique » (Les Jardins d’Amènta op. 13), de « danse symphonique » (L’Anneau de Salomon op. 14) ou de « poème symphonique » (Qşar Ghilâne, le Palais des Djinns op. 18). Il ne faut néanmoins pas s’y tromper : le merveilleux est convoqué pour servir de marchepied au sacré. C’est dans « l’appel irrésistible vers l’au-delà à travers le surréel et le féérique (2) » que réside toute la magie de la musique de Jean-Louis Florentz. Reçue par l’auditeur et agissant sur la sensibilité de celui-ci, l’œuvre florentzienne a pour vocation le retournement, le bouleversement intérieur, et, pourquoi pas, la conversion, comme le profère l’ultime injonction, d’après Isaïe, de l’oratorio Asún (3) : « Convertimini - Venite » (Convertissez-vous - Revenez) (4).

 

  1. Entretien avec Jean-Louis Florentz, décembre 2003, dans Bulletin de l’Association Maurice et Marie-Madeleine Duruflé, n°4, juin 2004.
  2. Jean-Louis Florentz, Qşar Ghilâne, Genèse d’une création, tapuscrit inédit, p. 6.
  3. Jean-Louis Florentz, Asún, conte liturgique pour l’Assomption de Marie op.7 (1988), Editions Musicales Alphonse Leduc.
  4. Is 21, 12.