La complaisance et la résistance

Extrait de Faire et refaire (éd. Alma), par Paul Andreu (1938-2018), membre de la section d’Architecture (1996-2018)

 

le Grand Théâtre national (opéra) de Pékin
le Grand Théâtre national (opéra) de Pékin, construit par Paul Andreu entre 1999 et 2008, saisi par Bruno Barbey (1941-2020), membre de la section de Photographie de l’Académie des beaux-arts.

 

“D’une salle, comme d’un outil, on peut attendre avant tout qu’elle serve. Pourtant ce serait une erreur de penser que pour cela elle doit disparaître. Le bon outil résiste. Cette résistance oblige la volonté à se définir et à se trouver. La volonté choisit son outil et accepte ensuite qu’il lui résiste, qu’il reste fidèle à la logique qui l’a formé. La volonté créatrice admet que quelque chose au-delà d’elle peut s’opposer à elle, quelque chose qui vient d’elle. La volonté créatrice lutte avec l’outil qu’elle s’est librement choisi, le soumet mais aussi se soumet à lui.
La volonté créatrice est avec l’outil dans un rapport de connivence. Elle lutte avec lui dans une lutte qu’elle a choisie mais qui à tout moment se révèle nouvelle et inattendue, dans une lutte amoureuse et parfois furieuse.

Le peintre lutte avec son outil, le musicien avec son instrument. L’outil et l’instrument ne sont pas complaisants. L’artiste a déposé en eux une partie de son exigence. Avec ce qui lui reste d’exigence il s’oppose à ce qu’ils lui imposent. On pourrait voir là seulement une application de plus de la vieille loi de Vant’Hoff, la loi de la modération, qui veut que les effets s’opposent aux causes qui les créent. Mais rien de mécanique ici, rien qui échapperait à la volonté ou serait plus fort qu’elle. Non, seulement la volonté à l’œuvre, refusant d’abdiquer, même devant elle-même ; mais à la fin contenue, défaite, détournée dans ce qui parfois est un chemin inconnu au terme duquel quelque chose de nouveau se découvre.

Une salle d’opéra, de concert, de théâtre, est un outil. Elle est faite pour servir, pour suivre, ensemble et séparément, les volontés parfois diverses du chef d’orchestre et du metteur en scène, des chanteurs, des musiciens et des acteurs. Ancienne ou récente, elle a été faite essentiellement pour cela. Cependant elle résiste à tous comme le fait un outil, qu’il ait été ou non élaboré pour elles-mêmes par les personnes qui l’utilisent. Un outil n’est pas complaisant. L’art n’a que faire de la complaisance qu’elle soit matérielle ou morale.
La salle est un outil, un instrument, mais qui sont bien particuliers. À de rares exceptions près, ils ne se déplacent pas. Ils sont liés à un lieu avec qui souvent ils se définissent mutuellement. lI y a là une source nouvelle de résistance à ceux qui les utilisent. Car que veulent-ils le plus souvent ? Ce que veulent la fiction et le rêve, créer le lieu où ils se déploieront sans entrave, lieu fictif, utopique, indissociable d’eux, s’inscrivant et s’effaçant avec eux de la mémoire ! La salle dans sa matérialité et dans son attachement au monde réel s’oppose bien sûr à cette volonté. De quel côté ira l’architecte ? Tout lui dicte d’arracher la salle qu’il dessine du lieu où elle se trouve, de la situer dans l’utopie dans laquelle il rencontrera tous ceux qui par leur création auront concouru au spectacle et sans doute, comment ne pas l’espérer, ceux qui en seront les spectateurs. Servir les créateurs et les spectateurs, rester un des leurs toujours, que peut-il souhaiter de meilleur ? Pourtant, se flattant de disparaître, n’est-il pas trop présent encore ? Ne faut-il pas que la salle et, avec elle, le lieu et lui, bien sûr, pris dans son temps, résistent et soient vaincus, soumis à la recherche hasardeuse des désirs, au terme de laquelle, peut-être, spectateurs et acteurs se rencontreront dans un autre lieu, des uns et des autres inconnu ?

Oui, accepter de disparaître n’est pas suffisant. L’utopie ne s’atteint pas sans un arrachement, un départ, une traversée. La salle est ce lieu qu’il faut quitter, qu’il faut se donner la peine de quitter, qu’il faut aimer comme la rive d’un lieu de séjour dont rien ne vous chasse et dont le désir seul, dans son entêtement ignorant, va vous éloigner, qu’il faut aimer et quitter.
L’architecte de la salle doit faire d’elle un lieu de séjour que rien n’oblige à fuir, un lieu où le désir peut se rassembler et grandir sans impatience, un lieu qui ne procède encore que de celui, familier, des spectateurs, un lieu dans lequel rien n’est requis sinon la possibilité que la nostalgie et le manque intérieur puissent y envahir secrètement chacun.
C’est de ce lieu que le spectacle entraînera ensemble exécutants et spectateurs. Il ne doit pas vouloir disparaître mais seulement consentir à le faire, au terme d’un affrontement lumineux mais sans complaisance.

Et c’est de cet affrontement entre le lieu de la salle, rive du monde familier, et celui utopique du spectacle, de la victoire momentanée de ce dernier, que naîtra le moment, cette réalité donnée au temps tout à coup, pour toujours. Quand ce moment sera passé, quand la fiction aura pris fin, quand il n’en restera plus, au plus intime de chacun, que la blessure, la salle sera le lieu du recueil, celui qui est lié au temps qui passe et à la familiarité de l’oubli.

L’architecte n’est pas le bâtisseur de l’utopie. Comment pourrait-il l’être, pris dans la lourdeur et la présence des matériaux ? L’évoquer, il le peut sans doute, mais au risque de lui donner une image qui l’encombre. Il reste dans le lieu et le temps. Il y consent. Du lieu, il bâtit les rives, aussi belles, aussi attrayantes que possible sans devenir attachantes, des rives qui s’affrontent à la durée et où le temps passe. Que l’on puisse s’évader du lieu et échapper au temps pour un moment, il peut seulement y contribuer, et c’est beaucoup, déjà, assez, en tous cas, pour le requérir entièrement. »