La maison atelier de Jean Lurçat

Par Jean-Louis Cohen, historien de l'architecture et de l’urbanisme du vingtième siècle, auteur de André Lurçat (1894-1970) - Autocritique d'un moderne *.

La maison-atelier de Jean Lurçat, construite en 1925 par son frère André Lurçat (1894-1970), l’un des principaux représentants du Mouvement moderne avec Le Corbusier et Mallet-Stevens, est la première des huit maisons que l’architecte réalisa pour des artistes dans l’impasse Villa Seurat.

 

Dans le Paris des années 1920, où essaiment les ateliers d’artistes, la Villa Seurat occupe une place à part. Implantée au 101 rue de la Tombe-Issoire, dans le 14e arrondissement, elle précède de deux ans la rue Mallet-Stevens, alors que Le Corbusier n’a encore édifié que quelques maisons isolées. Dans un article de la revue berlinoise Das Kunstblatt, Paul Westheim rend compte en 1925 du projet « excitant » d’André Lurçat pour créer « une rangée de maisons-ateliers pour artistes à proximité du parc Montsouris », mentionnant « la commande de son frère Jean, qui abandonne sa maison idyllique de la rue du Ruisseau à Montmartre parce, que dans la durée, il est plus important d'habiter de façon pratique que de façon idyllique » (1).

Sur un terrain vague où, à en croire André Warnod, étaient entreposées des pommes, André Lurçat « voulait bâtir une maison pour son frère et cherchait un terrain » et « n'eut pas de peine à persuader le propriétaire du terrain qu'il lui serait bien plus profitable de construire des maisons modernes plutôt que des baraques de chiffonniers. (2) » Sur la parcelle rectangulaire, il dessine en 1924 une construction en L déployée autour d’une cour, dont un pignon vient à l'alignement de la voie. La composante principale en est l’atelier, dont la position varie au fil de l’étude. La version initiale en comprend deux, l’un au niveau de la rue et le second au troisième niveau. Puis l’atelier du bas se voit intégré dans l’habitation, alors que l’autre vient occuper le quatrième niveau ajouté au bâtiment projeté. Il s’ouvre au sud par une grande verrière sur la terrasse recouvrant la salle à manger. En définitive, la salle à manger et le second atelier seront combinés pour occuper le troisième niveau. Perpendiculaire à la rue, le volume des ateliers est légèrement plus haut que l'autre.

André Lurçat affirme avoir réagi au site : « une maison bâtie sur un très petit terrain dans une rue où la construction est très dense, doit tirer d'elle-même tout son intérêt puisqu'elle ne peut escompter aucune vue ni recevoir aucun agrément des lieux environnants. Il s'agit dans ce cas de composer le plan de manière à ce que les vues, les perspectives, les jeux de lumière se développent tous à l'intérieur. (3) » La fenêtre d’angle de l’atelier reprend un thème de Frank Lloyd Wright. Soulignée par une jardinière, elle devient le trait le plus marquant du bâtiment dans la rue. En écho aux théories de Viollet-le-Duc, chaque ouverture trahit les volumes qu’elle éclaire, à commencer par la fenêtre verticale de l'escalier. Mais l’enduit de ciment cache la structure hybride en maçonnerie et béton. À l’intérieur, les meubles de Pierre Chareau et ceux d’André Lurçat cohabitent.

Le jeune critique américain Henry-Russell Hitchcock, qui présentera des œuvres d’André Lurçat à l’occasion de la première exposition d’architecture du Museum of Modern Art de New York en 1932, voit une position forte et originale s'affirmer : « les murs nus en béton couleur crème, les grandes fenêtres nettes, sont les matériaux avec lesquels l'architecte a construit autour de la petite cour une composition dans laquelle chaque partie ne prend son sens qu'en fonction de l'ensemble. Les formes solides sont si bien disposées, comme celles d'un bateau à moteur bien conçu. (4) »

Dans la revue zurichoise Das Werk, Eduard Briner tracera en 1931 des parallèles entre le travail de l’architecte et du peintre : « l'architecture nouvelle connaît aussi dans son économie des formes et dans l'effacement du matériau qui fonde sa manière une tendance forte à l'abstraction. C'est le cas chez Le Corbusier et, si les frères Lurçat se partagent la peinture et l'architecture, toutes deux semblent si empreintes du même esprit que leur séparation paraît n'être qu'une division du travail en surface. (5) » À l’entrée de la Villa se trouve la maison du poète anglais Frank Townshend, conçue par André Lurçat. Il oppose dans son poème, Earth, à l’architecture du passé un univers neuf, dans lequel « les bâtiments prennent des formes qui expriment leur signification. Respectant leurs alentours. En relation avec leurs matériaux. Adaptés à leur usage. Solides-simples-beaux. (6) » Cet univers n’est autre que celui de la maison qui lui fait face. 

 
 

1) Paul Westheim, “Rue Seurat, zu den Arbeiten von André Lurçat”, Das Kunstblatt, septembre 1925, p. 281.

2) André Warnod, “Le nouveau visage de l'art. La cité Seurat”, Conferencia, 20 septembre l930, p. 356-361.

3) André Lurçat, André Lurçat architecte projets et réalisations, Paris, Vincent, Fréal & Cie, 1929, pl. 5.

4) Henry-Russell Hitchcock, Jr., « Six Modern European Houses That Represent Current Tendencies in France and Germany », The House Beautiful, septembre 1928, p. 254.

5) Eduard Briner, “Zu den Bildern von Jean Lurçat”, Das Werk, janvier 1931, p. 1.

6) Frank Townshend, Earth (a Poem with a Portrait), New-York, Alfred A. Knopf, 1929, p. 61.

*) Liège, Mardaga, 1995.

Vue extérieure de la maison atelier, en 1925. Photo DR
Vue extérieure de la maison atelier, en 1925.
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Le salon, au deuxième étage, vers 1930. Photo DR
Le salon, au deuxième étage, vers 1930.
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L’architecte André Lurçat vers 1945. Photo Robert Doisneau. © Atelier Doisneau
L’architecte André Lurçat vers 1945. Photo Robert Doisneau.
© Atelier Doisneau