L’Araignée, artiste performeuse

Par Brigitte Terziev, membre de la section de Sculpture

Depuis le mythe d’Arachné dans les Métamorphoses d’Ovide, l’araignée reste encore tout aussi attractive pour les artistes. On ne se lasse pas de la complexité du charme qu’elle exerce sur la nature humaine. 

Tantôt exprimant une puissance protectrice, tantôt une terreur phobique.

Elle excelle dans l’inclassable diversité de ses silencieux talents de tisserande à vocation pourtant funèbre. Bien en place dans une ancienne vision populaire, on la retrouve sorcière, lunaire et fille du diable tirant de son abdomen un fil de soie qui semble infini. Avec un sens inné de la géométrie, elle crée d’étranges dessins conçus pour la prédation.

Muse de tous les temps pour le magnétisme qu’elle exerce sur les artistes, elle fut une mine d’inspiration, au Moyen âge et à la Renaissance. Citons en exemple le mythe d’Arachné peint par Vélasquez, Véronèse, et Rubens.

Gustave Doré s’est aussi « abîmé » dans ses toiles à la faveur des écrits de Dante sur « Arachné dans le purgatoire ».

Plus tard Odilon Redon dessine l’araignée qui pleure, puis celle qui sourit, plus inquiétante encore, sortie du cauchemar de son auteur.

Le xx e siècle rebat les cartes et change la donne. Les artistes décrivent un bestiaire sous un jour nouveau, en mettant mythes et symboles au grenier. Bien sûr Picasso, Max Ernst, le douanier Rousseau et bien d’autres s’en donnent à cœur joie. Mais pour certains le cauchemar revient sous la forme de tortionnaires et de victimes. Damien Hirst ose cette injure à l’animal, ou au jugement de l’homme envers l’animal, avec par exemple cette vache ouverte en deux dans du formol.

Il ne manquait plus que l’homme soit lui aussi exhibé dans un composé chimique... Mais ce n’étaient peut-être que de petits scandales fin de siècle.

Plus avant il y avait eu la sculptrice Germaine Richier. Pour elle, l’anthropomorphisme était ressenti tout en finesse. En modelant la forme humaine elle a su faire transparaître le caractère des petits animaux de la campagne, d’une sauterelle, d’un crapaud, d’une mante des bois ou bien sûr celui de l’araignée. Mais tout cela tendrement et en harmonie avec la nature.

Étrange artiste qui pouvait, à l’opposé de cette douceur, créer dans l’argile, sans le dialogue avec l’animal, des personnages homme ou femme emprunts d’une écriture sculpturale brute, semblant dénuée d’empathie, comme si l’humain avait été abandonné de sa plus vivante racine : son animalité.

 

Mais revenons plus directement à cette déesse des sous-pentes et des chemins boisés : l’araignée.

Artiste contemporaine pourrait-on dire puisqu’elle ne travaille que dans l’éphémère, et cela depuis la nuit des temps. « Bobo », l’est-elle aussi ? Puisque son ouvrage en fil de soie, elle le positionne dans de somptueux parcs mais affectionne plus souvent d’étendre sa toile dans les endroits où la pauvreté domine, en osmose avec le peuple pourrait-on dire...

Plus sérieusement, parlons de la sculptrice Louise Bourgeois. C’est le corps de l’araignée même qui l’intéresse et qu’elle met en scène. La mesure gigantesque de ses arachnides aux pattes énormes est la représentation évidente d’une puissance vorace. Pourtant l’auteur dit avoir voulu incarner le souvenir de sa mère, un hymne à la protection maternelle.

 

Autre interprétation : L’araignée rouge de Calder. Sa stylisation est si grande que la mémoire de l’animal s’évanouit un peu au prétexte de son architecture. Mais pourquoi pas ? À chaque artiste, son araignée en quelque sorte.

Jeff Koons, lui aussi, s’est attelé à ce jeu. Il avait dû, enfant, se réjouir de regarder Spiderman au cinéma.

D’autres artistes, plus discrets, continuent de s’intéresser à cette affolante créature d’une façon très originale. Ainsi le peintre Jean-Jacques Vigoureux bat la campagne pour récolter les œuvres de ces ouvrières méritantes ; avec leurs toiles, et collées à ses couleurs il en fait une matière organique qui enrichit la base de ses toiles à lui ; peut-être les droits d’auteur devraient-ils être partagés... 

Chiharu Shiota est une plasticienne japonaise. Elle innove, bouleverse, révolutionne, par sa densité émotionnelle. Inspirée de la toile d’araignée, elle prend l’exemple de l’univers de la tarentule comme métaphore de la mémoire humaine. Pour espace, toute une salle d’exposition. Elle tend des fils accrochés aux parois des murs ; du sol au plafond des lignes de fuite pour créer un brouillard de perspectives qui s’entrecroisent. Comme éléments plus troublants, elle pose, çà et là dans ce labyrinthe, quelques vêtements, surtout des robes, qui semblent inscrire la mesure du temps perdu. C’est tout à fait impressionnant, spectaculaire et surtout inoubliable.

 

Je terminerai cet hommage à l’araignée par l’exposition récente de l’artiste argentin Tomás Saraceno au palais de Tokyo à Paris.

Sous l’appellation ON AIR, cette exposition a aussi pour objet l’attention que l’on doit porter à tout ce qui est vivant : l’animal, l’homme et la nature, et surtout leur interconnexion précieuse pour le bien de notre planète.

Mais c’est surtout la magnifique scénographie faîte par cet artiste que je voudrais saluer.

Dans une grande salle sombre, on déambule parmi des toiles qui semblent être une émanation de la voie lactée. Membranes aériennes, enluminures blanches, nuages légers. Cela rassemble l’ouvrage de 450 araignées du monde entier, dont certaines sont traquées dans les couloirs même du palais de Tokyo. Différentes textures de voile et de tissage de la soie sont rassemblées sous les mêmes niches de lumière. Artificiellement ici, des espèces différentes cohabitent. Elles forment ainsi de multiples voilages, une mise en scène fantastique sur les capacités de pièges et leurs variations méthodiques sur ce que l’on pourrait presque appeler leur point de broderie, et cela suivant leurs origines.

Esthétiquement nous sommes dans la légèreté, le transparent, presque le virtuel ; finalement ces toiles présentent des points communs avec notre modernité.

Ici le rêve n’a plus besoin de prendre source dans notre imaginaire, il est déjà incarné par le sortilège de ces vivantes arachnides. ■

Les toiles tissées par plusieurs centaines d’araignées constituaient une partie de l’installation de Tomás Saraceno, au sein de l’exposition ON AIR   au palais de Tokyo d’octobre 2018 à janvier 2019.   Capture vidéo, réalisation : Maya Carillon ©Connaissance des Arts 2018. Pour toutes les œuvres qui apparaissent dans la vidéo : Courtesy de l’artiste et d’Andersen’s Contemporary (Copenhagen), Esther Schipper (Berlin), Pinksummer Contemporary Art (Gênes), Ruth Benzacar (Buenos Aires), Tanya Bonakdar Gallery (New York)
Les toiles tissées par plusieurs centaines d’araignées constituaient une partie de l’installation de Tomás Saraceno, au sein de l’exposition ON AIR 
au palais de Tokyo d’octobre 2018 à janvier 2019. 
Capture vidéo, réalisation : Maya Carillon ©Connaissance des Arts 2018. Pour toutes les œuvres qui apparaissent dans la vidéo : Courtesy de l’artiste et d’Andersen’s Contemporary (Copenhagen), Esther Schipper (Berlin), Pinksummer Contemporary Art (Gênes), Ruth Benzacar (Buenos Aires), Tanya Bonakdar Gallery (New York)
Louise Bourgeois (1911-2010), Maman, 1999, bronze, marbre et acier inoxydable, 895 x 980 x 1.160 cm, édition 2/6. Musée Guggenheim de Bilbao.  « L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. Ma famille était dans le métier de la restauration de tapisserie et ma mère avait la charge de l’atelier. Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques propagent les maladies et sont donc indésirables. Par conséquent, les araignées sont bénéfiques et protectrices, comme ma mère »  Louise Bourgeois.  Photo Didier Descouens
Louise Bourgeois (1911-2010), Maman, 1999, bronze, marbre et acier inoxydable, 895 x 980 x 1.160 cm, édition 2/6. Musée Guggenheim de Bilbao.
« L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. Ma famille était dans le métier de la restauration de tapisserie et ma mère avait la charge de l’atelier. Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques propagent les maladies et sont donc indésirables. Par conséquent, les araignées sont bénéfiques et protectrices, comme ma mère »
Louise Bourgeois.
Photo Didier Descouens