L’architecture plein cadre

Par Francis Rambert, correspondant de la section d’architecture

 

 

La Haute cour, Chandigarh, Inde, 1955. Le Corbusier architecte. Photo Lucien Hervé
La Haute cour, Chandigarh, Inde, 1955. Le Corbusier architecte. Photo Lucien Hervé,

 

Tout est affaire de regard. L’espace c’est le sujet de fond, quel que soit le support, argentique ou numérique. Et la profondeur de champ invite, là, à dépasser la seule dimension constructive pour s’ouvrir sur le champ esthétique sans occulter le champ social. Les liens entre l’architecture et la photographie sont cimentés par cette exploration qui nous plonge dans le réel. 

De la Sagrada Familia à la tour Agbar à Barcelone, de l’Opéra de Sydney à l’Elbphilharmonie de Hambourg, du Centre Pompidou à la Bibliothèque nationale de France, la production des icônes de l’architecture, relancée par l’émergence du Guggenheim de Bilbao en 1997, fabrique de belles couvertures. Mais il faut se garder de réduire l’architecture à la production d’objets dans la ville, car ce serait oublier alors que le logement est la matière principale de nos cités contemporaines. Les revues d’architecture y veillent. 

Si Architectural Review fait figure de doyenne (1896), les deux titres nés dans l’élan de la modernité en Europe sont Domus (créée par Gio Ponti en 1928) et Architecture d’Aujourd’hui (fondée par André Bloc en 1930). Une quarantaine d’années plus tard, au Japon, sortira GA (pour Global architecture). L’initiative en revient au photographe Yokio Fugatawa qui, parti des sources vernaculaires dans l’archipel nippon, s’intéressera aux bâtiments les plus contemporains. 

Le noir et blanc sied particulièrement à l’architecture on le sait, tant la matière première est la lumière. Les artistes d’ailleurs ne s’y trompent pas, à commencer par les Becher qui se sont lancés dans un travail de fond pour documenter les typologies du monde industriel, ces monstres de la sidérurgie, comme celles des châteaux d’eau. Souvenons-nous aussi qu’en plein New Deal, et dans le grand paysage américain, Margaret Bourke-White capture l’image d’un puissant barrage qui fera la couverture du tout nouveau magazine Life en 1936. À la fin du XXe siècle, Hiroshi Sugimoto, lui aussi, choisit le noir et blanc pour offrir une autre lecture, impressionniste, cette fois. La Villa Savoye, le Guggenheim de New York, ou la Chapelle de la lumière à Osaka, entre autres, apparaissent ainsi floues... La force de ces icônes n’a guère besoin alors d’hyper-pixellisation des images.  

Noir et blanc toujours. « Vous avez l’âme d’un architecte », dira Le Corbusier à Lucien Hervé qui s’est passionné pour l’œuvre du maître. Et la campagne de photographie menée par Paul Virilio, bien après-guerre, sur toute la longueur du mur de l’Atlantique permettra la publication de Bunker archéologie en 1991.

Les œuvres brutalistes, au-delà de leur masse, accrochent bien la lumière, comme en témoignent l’église Sainte Bernadette de Nevers, ou le terminal 1 de l’aéroport Roissy-Charles De Gaulle, on y voit la célébration des noces de la matérialité et de la spatialité. Et lorsqu’une artiste comme Valérie Jouve s’empare du Stadium de Vitrolles, son travail (en couleur) donne à l’œuvre de Rudy Ricciotti un caractère encore plus contextuel, le bloc de béton noir semble surgir d’une coulée de bauxite.  

Depuis toujours, dans les revues, la photographie d’architecture a beau jeu d’apparaître désincarnée, guère de présence humaine, au mieux une personne pour donner l’échelle. L’espace règne en maître, comme si la modernité se suffisait à elle-même. Ce que ne manquera pas de moquer Tati dans ses films... 

Dès lors, le travail de Julius Schulman aux États-Unis fait figure d’exception. Les lieux sont « habités », ils expriment, au-delà de l’esthétique, la valeur d’usage de l’architecture. Et l’on garde en mémoire ce cliché de Martine Franck, pris en 1965 dans l’espace central de la bibliothèque pour enfants de Clamart, œuvre circulaire de l’Atelier de Montrouge, où l’on voit les enfants radieux.  

Aujourd’hui, bien sûr, la couleur est le mode d’expression des photographes. Venu du monde de la photographie publicitaire, Emmanuel Fessy, passé maître dans la photographie d’architecture, s’y est mis tout de suite. Et même si Hélène Binet balance entre les deux registres chromatiques, tous les autres (Laure Vasconi, Julien Lanoo, Leonardo Finotti, Iwan Baan...) opèrent de la sorte. Jusqu’à Candida Höfer, « la photographe du vide » selon Arte.  

On notera que depuis une vingtaine d’années Le magazine d’A, dont la dimension critique est reconnue, entretient une rubrique sur la photographie d’architecture, signe qu’elle est la source d’alimentation indispensable en plus des documents graphiques nécessaires pour comprendre l’espace. Pour sa part, la revue espagnole El Croquis qui s’attache à faire de chaque numéro une monographie, s’est fixée pour règle de ne publier l’architecture que sous un ciel gris. Pas de ciel de carte postale donc, même en milieu méditerranéen.  

 

Atrium, Rennes (35), 2019. Barré Lambot architectes. Photo Philippe Ruault
Atrium, Rennes (35), 2019. Barré Lambot architectes. Photo Philippe Ruault.

 

Sans avoir de contrat pour autant avec eux, certains photographes suivent le travail des architectes au fil des décennies. Ainsi Gilles Ehrmann immortalisera particulièrement l’œuvre de Claude Parent, et Daniel Osso ne cessera de cadrer les réalisations de Pierre-Louis Faloci, comme Serge Demailly celles de Marc Barani. Quant à Philippe Ruault, installé à Nantes, il chasse sans relâche les réalisations de Rem Koolhaas ou de Lacaton Vassal. 

De l’architecture à la ville, puis à la métropole, il y a plus qu’une logique. On imagine sans mal le plaisir qu’a eu René Burri assistant, pour Magnum, à la naissance de Brasilia au début des années 1960. Engagé sur plusieurs autres fronts, de Milan à Beyrouth en passant par Cherbourg, Gabriele Basilico, restera le grand chroniqueur de la mutation des villes. 

Travail de spécialiste ou œuvre d’artiste, cette relation entre la photographie et l’architecture a pris une autre tournure ces derniers temps avec le développement des sites dédiés à l’architecture que les agences alimentent en permanence avec leur dernière réalisation ou autre succès dans un concours. Mais, parallèlement, Instagram nous fait découvrir dans un flux continu des bâtiments, des détails, des morceaux de ville... Au point de devenir peut-être la nouvelle revue d’architecture mondiale. Sans aucune dimension critique. L’architecture d’auteur serait-elle désormais à compte d’auteur ?