Le compositeur d’opéra et son livret

Par Laurent Petitgirard, Secrétaire perpétuel, membre de la section de Composition musicale. 

Le compositeur s’embarque pour un voyage de plusieurs années, le choix du sujet qu’il doit porter, voire transcender est essentiel mais il ne constitue qu’un point de départ. La progression dramatique est dès le départ envisagée par le compositeur qui va développer rapidement avec le librettiste une construction très précise, une sorte de squelette que ce dernier aura comme mission d’étoffer, de « mettre en mots ».

Cette architecture de l’histoire, qui va conditionner la progression du livret, souvent amorcée par le compositeur, constituera le premier stade de la collaboration avec le librettiste.

Elle détermine le souffle de l’œuvre, son ambition. Elle éclaire la réflexion sur la structure d’un sujet qui est un moment capital pour le compositeur d’opéra et c’est pourquoi il lui est si difficile de s’adapter à un livret déjà écrit.

Trop de directeurs d’opéras, souhaitant construire un projet selon leur goût, déterminent un sujet et cherchent ensuite le compositeur auquel ils vont le proposer, pour ne pas dire l’imposer.

La création d’un premier opéra est un moment important dans la vie d’un compositeur et commencer par un sujet qui vous est imposé est problématique car le souffle, qui ne peut venir que du désir impérieux de traiter l’histoire qui lui tient à cœur, ne sera pas présent.

Il y a bien sûr de très belles exceptions et des rencontres organisées par des directeurs d’opéras qui se révèlent fructueuses.

Il serait néanmoins beaucoup plus judicieux de choisir un compositeur pour son langage musical et ensuite de le sonder pour savoir quelle histoire il aurait envie de raconter.

Lors de l’élaboration du livret de Don Giovanni, Da Ponte aurait organisé la rencontre du génial Wolfgang avec Casanova. Qui n’aurait pas rêvé d’assister à la conversation de ce trio...

Une fois le sujet déterminé, le choix du librettiste est essentiel.

Une réalité s’impose, un livret d’opéra doit être succint car le temps du chant n’a rien à voir avec celui de l’écrit. Les premiers jets des librettistes sont presque toujours beaucoup trop denses.

Un texte chanté peut perdre de l’intelligibilité tout en gagnant du sens par le biais de l’émotion musicale.

L’essentiel pour un compositeur sera de trouver un librettiste ayant le sens du rythme dans son écriture. L’énergie linéaire des phrases est un élément déterminant dans le processus de composition d’un opéra.

Une question supplémentaire se posera : le choix de la langue.

Écrire dans sa langue maternelle est idéal, mais certaines commandes ont amené des compositeurs à écrire dans une langue qu’ils ne maîtrisaient que partiellement.

Le problème sera différent selon la technique d’écriture du compositeur. Un compositeur dont la prosodie l’amène à placer, dans un souci d’intelligibilité, une syllabe par note, aura beaucoup moins de marge de manœuvre que celui qui aime décliner un seul mot sur une phrase musicale. 

Librettiste n’est pas un statut facile.

À moins d’être un auteur célèbre, il est insuffisamment cité, que ce soit dans le répertoire traditionnel de l’opéra ou souvent dans l’opéra contemporain. Obtenir simplement le nom du librettiste sur les affiches est très difficile. Les commandes d’État en France sont attribuées au seul compositeur qui devra ensuite rémunérer directement son librettiste, ce qui est anormal et compliqué.

Certains librettistes par contre ont du mal à réaliser que le travail du compositeur est considérablement plus long et compliqué que le leur.

Le librettiste est contraint à l’humilité et doit s’attendre à ce que le compositeur coupe, malaxe ou demande de nombreuses modifications à son texte.

Tout en s’inscrivant dans un profond respect mutuel, la collaboration entre un compositeur et un librettiste doit s’effectuer dans une grande souplesse. 

Plusieurs étapes vont se succéder lors de l’écriture du livret.

Le squelette général de l’œuvre est une première étape dans laquelle le compositeur va énormément interférer. C’est là que s’élaborera la progression dramatique de l’œuvre, la définition des personnages et pour le compositeur l’échelle des différentes voix.

La première mise en musique des mots peut être révélatrice, pour les deux créateurs, de la nécessité de certains changements.

L’élaboration progressive de la partition d’orchestre va, dans un certain sens, laisser sur la touche le librettiste qui ne sera plus que ponctuellement sollicité.

Mais un élément essentiel de ce travail commun me semble être la « jouissance du mot ».

Une phrase bien conçue pour le chant, c’est un cadeau pour un compositeur.

Ce n’est surtout pas, comme certains peuvent l’imaginer, un texte aux phrases régulières, voire en alexandrins ! Une écriture « symétrique » du livret serait très gênante pour le compositeur car elle créerait un carcan dont il aurait beaucoup de mal à sortir.

C’est bien là une différence fondamentale entre l’opéra et la comédie musicale, entre une scène d’opéra et une chanson.

La conception et le développement de la progression musicale d’une scène d’un opéra contemporain ne peut se passer dans le cadre « couplets-refrain » de la chanson.

Il ne suffit pas d’avoir défini le cadre de l’histoire que l’on va mettre en musique, ou même d’en avoir fait un dialogue succint, il faut la beauté d’une langue, un geste poétique, une alchimie des mots.

C’est pour cela que l’apport d’un véritable écrivain est essentiel et que les livrets écrits par les compositeurs eux-mêmes laissent souvent insatisfaits.

En écrivant seul son livret, le compositeur se prive d’un échange constant et d’un autre regard, qui vont enrichir son opéra.

Le compositeur d’opéra et son librettiste partagent avec l’architecte la nécessité de porter leur œuvre sur des années.

Il y a un étonnant contraste entre le foisonnement d’idées et d’échanges lors de la conception du livret et la longue et patiente élaboration de la partition d’orchestre.

Le compositeur, lorsqu’il écrit une symphonie, un concerto ou une œuvre de musique de chambre, part d’une page blanche.

Lors de la composition d’un poème symphonique, il s’appuiera sur le récit, sur l’atmosphère dudit poème, sa page de départ sera déjà un peu moins blanche.

Mais lors de la composition d’un opéra, il est envahi par le livret, par le rythme intérieur des phrases, par la force des mots.

Le livret a une action fondamentale sur la pulsion générale de l’œuvre, son impact sur l’écriture du compositeur est tout autant rythmique qu’émotionnel ou intellectuel.

C’est ce processus qui fait de la composition d’un opéra une expérience extraordinaire qui va influer sur toutes les œuvres futures du compositeur et enrichir sa pensée.

Sonia Petrovna (Marie) dans Guru, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d’après une idée originale du compositeur, mise en scène Damian Cruden. Création mondiale au Castle Opera de Szczecin, Pologne, le 28 septembre 2018.  Photo © M. Grotowski
Sonia Petrovna (Marie) dans Guru, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d’après une idée originale du compositeur, mise en scène Damian Cruden. Création mondiale au Castle Opera de Szczecin, Pologne, le 28 septembre 2018.
Photo © M. Grotowski
Hubert Claessens (Guru) et les chœurs, dans Guru, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d’après une idée originale du compositeur, mise en scène Damian Cruden. Création mondiale au Castle Opera de Szczecin, Pologne, le 28 septembre 2018.  Photo © M. Grotowski
Hubert Claessens (Guru) et les chœurs, dans Guru, opéra en trois actes de Laurent Petitgirard, livret de Xavier Maurel d’après une idée originale du compositeur, mise en scène Damian Cruden. Création mondiale au Castle Opera de Szczecin, Pologne, le 28 septembre 2018.
Photo © M. Grotowski