Le musée de la Chasse et de la nature : À la frontière entre l’homme et l’animal

Rencontre avec Claude d’Anthenaise, conservateur en chef du patrimoine, directeur du musée de la Chasse et de la nature 

Propos recueillis par Nadine Eghels

Nadine Eghels : Conçue comme une « maison d’amateur d’art » par François et Jacqueline Sommer, ses fondateurs, les collections du musée de la Chasse et de la nature sont, initialement, de facture traditionnelle. Votre programmation culturelle, délibérément contemporaine, aborde des thèmes présents dans le parcours muséographique en présentant l’œuvre des créateurs traitant de l’animalité. Quelle a été la réflexion à l’origine de cette démarche audacieuse ?

Claude d’Anthenaise : Je suis un ancien chasseur et je suis arrivé il y a plus de vingt ans… À ce moment le président de la Fondation était un ancien banquier qui avait été mis en place par Jacqueline Sommer. Il s’était consacré à redonner des moyens financiers à la Fondation mais ne s’était pas du tout impliqué dans son objet. Cela fonctionnait comme un club privé réunissant des chasseurs, et le musée était plutôt en retrait, servant de décor lors des réunions des membres du club. Respectant les volontés du fondateur, le président a mené à bien l’acquisition de l’immeuble mitoyen et on m’a demandé de l’aménager, c’est ainsi que je suis arrivé ici. 

 

N.E. : En quoi consistait cette tâche ? 

C.d’A. : Cette tâche s’est vite révélée passionnante, parce qu’elle impliquait une réflexion de repositionnement du musée. Un musée, oui, mais quel musée, pour quoi faire, pour quel public ? 

J’ai constitué un comité scientifique composé de philosophes, anthropologues, sociologues, écrivains, artistes... Cette phase était un peu informelle, mais chacun expliquait sa vision idéale du futur musée. Il est apparu assez vite que le plus intéressant serait de replacer la question de la chasse dans une perspective plus large, celle de l’histoire de la relation entre l’homme et l’animal dans la culture occidentale. 

 

N.E. : Pourquoi cette limitation géographique ?

C.d’A. : Un de nos collectionneurs avait réuni des objets servant à la chasse venant de tous les continents mais cela avait un côté « cabinet de curiosités ». Nous préférions engager une démarche plus anthropologique, et approfondir la réflexion en la limitant au monde occidental – ce qui est déjà un vaste programme. Nous avons eu la chance que la Fondation accepte cette évolution, qui impliquait une prise de distance par rapport au club. 

À la même époque, deux autres musées regroupant des collections publiques s’intéressaient à la chasse, et envisageaient leur rénovation : le musée de la Vénerie à Senlis et le musée international de la Chasse à Gien. Avec la représentante des musées de France, nous avons eu une concertation tous ensemble afin de se départager ce domaine, tant pour les collections que pour l’angle d’approche.

Il est certain qu’au cœur de Paris un musée pratique sur la chasse n’était pas très pertinent… Les musées de province se sont donc centrés sur cet aspect – comment on chasse – et nous nous sommes réservés la question plus philosophique et anthropologique – pourquoi on chasse. 

À partir de la collection, telle qu’elle s’était constituée au cours des siècles, il paraissait assez difficile de traiter ce sujet, car François Sommer et les conservateurs précédents étaient très intéressés par l’art du XVIII e et ont réuni un fonds exceptionnel centré sur cette période. J’ai réussi à convaincre mon conseil de la nécessité, pour servir au mieux notre approche, d’élargir la collection, de la rééquilibrer, et donc d’acheter et de commander des œuvres puisqu’il fallait illustrer cette question du rapport de l’homme à l’animal dans la société contemporaine. 

À partir de notre réouverture en 2007, cette présence de l’art contemporain, plus précisément le fait que la programmation soit axée sur la relation à l’animal à travers l’art contemporain, a fait décoller la fréquentation puisque nous sommes passés de 7000 visiteurs par an, un public familial, en lien avec le club, à plus de 120 000 visiteurs aujourd’hui. Ce thème intéresse le public parisien… On le constate d’ailleurs plus largement dans la littérature comme dans les grandes expositions : il y a aujourd’hui un réel intérêt pour tout ce qui touche à la frontière entre l’homme et l’animal, chez les artistes, les philosophes et les écrivains, et chez le public aussi. 

 

N.E. : Comment avez-vous conçu la muséographie ?

C.d’A. : Pour illustrer ce thème il ne fallait surtout pas une muséographie classique... Et je ne voulais pas d’un musée pédagogique. Je pense que dans un musée de ce type, si on est dans la pédagogie ou dans la propagande, on est inaudible. Le pari consistait à accrocher le visiteur par l’émotion, l’atmosphère, le second degré, l’humour..., bref à dépasser les idées reçues pour susciter sa curiosité et son questionnement. Ce fut une réflexion passionnante à mener et à concrétiser. Et je pense que le résultat fonctionne bien.

 

N.E. : Êtes-vous toujours dans cette démarche de commande d’œuvres ?

C.d’A. : Oui bien sûr ! Ce fut très prospère entre 2005 et 2007 car il y avait toute une collection à construire, je voulais faire un musée d’atmosphère et j’ai demandé à des artistes de m’y aider ; il y a beaucoup d’œuvres qui font partie du décor et qui suggèrent différents états émotionnels qu’on peut éprouver quand on se promène dans la nature. Depuis, la collection ne cesse de s’enrichir car, au gré des expositions temporaires que nous produisons, nous gardons des œuvres. Et je pense que, si tout va bien, nous allons connaître une nouvelle période prospère, car suite à notre déménagement, nous avons libéré un étage qui va être annexé au musée, ce qui me permet de continuer à explorer avec les artistes cette question de la relation à l’animal dans la société contemporaine. 

 

N.E. : Comment se fait le choix des artistes ? Comment réagissent-ils à vos propositions ?

C.d’A. : Je suis un conservateur heureux. Quand j’ai commencé à faire le tour des artistes en 2005, c’était assez difficile de les convaincre car le musée était au mieux ignoré, au pire perçu comme un lieu de propagande pour la chasse. Maintenant les artistes sont en général partants.

 

N.E. : Quels sont vos critères de sélection ?

C.d’A. : Dans ce monde de l’art contemporain, je revendique d’être « l’idiot du village ». Je recherche des artistes qui sont du côté de l’émotion, plutôt que des conceptuels à la mode. J’aime qu’ils aient un rapport à la main, au geste, au métier, qu’il n’y ait pas que les idées. Et qu’au final le résultat de leur travail au musée soit beau, émouvant, même si ce n’est pas leur but premier. 

 

N.E. : Comment cela se passe-t-il ? Repèrent-ils l’endroit où ils vont s’installer, ont-ils une carte blanche ? 

C.d’A. : Je suis très contraignant, je crois que cela libère la créativité. Et comme je n’ai pas envie qu’on fasse n’importe quoi dans ce musée, je ne donne pas une carte blanche absolue ! Mais je l’ai fait, pour la première fois, avec Mircea Kantor, l’artiste roumain que nous accueillons en ce moment et qui est plutôt conceptuel. Même si je ne suis pas très à l’aise avec cela, il en faut pour tous les goûts et c’est un artiste intéressant.

 

N.E. : Qui était premier artiste que vous avez invité ?

C.d’A. : Éric Poitevin est le premier artiste à avoir exposé ici, et il a aussi étrenné notre résidence d’artistes dans les Ardennes : il y a séjourné pour faire des photos d’animaux dans la perspective de la réouverture du musée. Dans le cadre de son exposition temporaire, il avait accroché douze photos, très grandes et très belles, représentant des animaux morts. La muséographie était traitée au second degré, avec un peu d’humour, et ses photos dans ce contexte avaient vraiment fait de l’effet, surtout sur notre public traditionnel !

 

N.E. : Comment réagit ce public du monde de la chasse ? 

C.d’A. : Au début le public chasseur ne voulait pas qu’on représente la mort. Se retrouver face à des œuvres d’artistes contemporains, qu’il ne comprenait pas, l’insécurisait et était perçu comme une sorte de dénonciation de sa pratique, une remise en cause de son statut de chasseur. J’ai même été soupçonné d’être une sorte de taupe envoyée par les militants anti-chasse ! Maintenant ces difficultés initiales se sont aplanies ; les chasseurs ont compris qu’il est dans l’intérêt de la chasse d’avoir un lieu dont on parle et qui, à travers ces expositions contemporaines, amène le public à se familiariser avec leur monde. L’image est plus positive aujourd’hui, pour le public aussi.

 

N.E. : Comment procédez-vous pour améliorer cette image ?

C.d’A. : Je ne cherche pas à convaincre, j’aime déstabiliser légèrement, amener les gens à se poser des questions. Comme le musée ne se prend pas trop au sérieux, contestant même un peu les codes muséaux traditionnels, cela amène le visiteur à se demander où il se trouve exactement. Et c’est une bonne attitude car elle oblige à sortir des sentiers battus, à se nettoyer le regard et à dépasser le côté binaire du « pour ou contre ». N’oublions pas que la chasse est constitutive de la nature : tous les animaux sauvages chassent ! Il est question dans ce musée de chasse ET de nature. Deux éléments indissociables. Grâce à tout ce travail de communication depuis la réouverture, ce titre est maintenant perçu comme une marque plus que comme un programme. 

 

N.E. : Cela suffit-il à expliquer ce formidable taux de fréquentation ? 

C.d’A. : Les visiteurs d’une exposition se reportent sur les suivantes, ce qui explique cet accroissement exponentiel de la fréquentation. Une fois qu’ils sont venus une première fois, ils n’ont plus honte de revenir ! ■

       

Vues des salles du musée de la Chasse et de la nature. Photo Didier Bizet / Alamy
Vues des salles du musée de la Chasse et de la nature. Photo Didier Bizet / Alamy
Œuvre de Kohei Nawa au sein de l’exposition « PixCell-Deer », en décembre 2018. Le cerf – animal sacré dans le Japon ancien – est recouvert de sphères de verre, fragmentant sa silhouette. L’œuvre venait dialoguer avec les images de cerf issues de la culture occidentale qui sont déjà présentes dans la collection permanente. Photo DR
Œuvre de Kohei Nawa au sein de l’exposition « PixCell-Deer », en décembre 2018. Le cerf – animal sacré dans le Japon ancien – est recouvert de sphères de verre, fragmentant sa silhouette. L’œuvre venait dialoguer avec les images de cerf issues de la culture occidentale qui sont déjà présentes dans la collection permanente. Photo DR
Vue des salles du musée de la Chasse et de la nature. Photo DR
Vue des salles du musée de la Chasse et de la nature. Photo DR