Musique et animalité

Par François-Bernard Mâche, membre de la section de Composition musicale

 

Depuis toujours et un peu partout, l’homme a accordé aux chants d’oiseaux le rôle de modèles pour les musiques humaines. Les Grecs antiques, comme Alcman, et les quelques Kaluli survivant en Papouasie sont d’accord sur ce point : ils reconnaissent leur dette. Inutile donc d’énumérer nos propres trophées, puisque Janequin, Rameau ou Messiaen n’ont été que de géniaux illustrateurs d’une vérité depuis longtemps établie. En associant étroitement des enregistrements d’oiseaux, leur transcription et des écritures instrumentales comme je l’ai fait depuis un demi-siècle, je n’ai donc innové que dans le degré de précision apporté à ces rapprochements. Et si j’ai fondé la zoomusicologie, c’est pour tenter de comprendre ce qui fait que les oiseaux ont acquis un tel prestige.

La première énigme posée par leurs chants, c’est leur supériorité musicale. Les meilleures espèces chanteuses se constituent des répertoires individuels, élaborent des pratiques polyphoniques entre voisins, font des usages de l’imitation d’autant plus élaborés qu’ils sont plus virtuoses. Ils savent transposer, orner, varier leurs motifs. C’est un luxe inutile, puisque la majorité des autres oiseaux s’en passent très bien pour se reproduire.

La hiérarchie que l’homme a définie entre les êtres vivants demanderait que les chimpanzés par exemple soient meilleurs musiciens, et que les oiseaux se contentent de balbutier. Mais non : les rares mammifères chanteurs (loups, gibbons ou baleines) sont globalement inférieurs dans leurs inventions sonores aux quelque 300 espèces d’oiseaux vraiment musicales. L’évolution semble s’être fourvoyée, ou alors n’être pas la bonne clef. Ce dilemme semble avoir obscurément troublé l’humanité depuis toujours. Elle a le plus souvent tranché en penchant pour une autre hypothèse : les oiseaux chantent parce que les dieux les ont chargés de cette fonction. Donc leurs chants comme leurs vols servent de messagers (angeloi) du ciel. En s’en inspirant, le compositeur, comme le shaman, tente d’établir un contact avec un au-delà.

 

Mais sans monter d’emblée jusqu’à ces altitudes, l’écoute des voix animales peut-elle au minimum être une méthode heuristique, et l’analyse des sons choisis comme modèles fonctionner comme une source de « bonnes idées » ? Fausse piste : la musique n’est pas seulement l’élaboration d’un « langage », nouveau ou non ; elle est aussi partiellement la réalisation d’une fonction biologique, qui peut collaborer ou non avec la liberté créatrice. On ne peut pas limiter au pittoresque ou au pastoral l’écoute des chants animaux, parce qu’elle nous renvoie à nous-mêmes et à notre propre animalité, celle dont tout un héritage a essentiellement tenté de nous abstraire, et de nous libérer.

L’opposition entre l’homme et la nature est un héritage grec et biblique. Elle a conservé un poids considérable dans la civilisation européenne, jusqu’à ce que les destructions opérées aient commencé à apparaître encore plus dangereuses que les aléas naturels. Une conséquence globale sur les arts, et la musique en particulier, est que leur mission change. Au lieu d’exprimer un au-delà du langage, exaltant la suprématie à laquelle l’homme était persuadé d’avoir droit, ils sont peut-être dorénavant voués à la recherche inquiète d’une réconciliation, d’une harmonisation, avec les forces qu’il a vainement brutalisées sans pouvoir pour autant leur échapper complètement. La musique comme langage amélioré et soi-disant universel doit peut-être laisser place à plus de modestie. Sa prétention à être une pure convention bâtie sur des signes arbitraires, et à en tirer une éventuelle suprématie sur les autres arts encore soumis à la représentation, ne tient plus la route. 

 

Mise en contact avec les formes plus ou moins rudimentaires qu’elle prend parfois dans le monde animal, la musique apparaît aussi comme une fonction de notre espèce au même titre que la respiration ou la motricité ; et en prime comme un support de l’intelligence au sens le plus large... Interroger le son comme le fait un compositeur est une façon de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, donc d’y vivre mieux. Se référer à des modèles sonores animaux est une voie qui au premier abord pourrait paraître humiliante si justement l’homme s’est éloigné de la pure animalité grâce à une autre démarche, en créant le langage. Mais lorsque cela l’a amené à dépasser le but, il est peut-être victime d’une hypertélie ? C’est ainsi qu’on désigne les fâcheuses conséquences de certaines fonctions d’abord acquises pour limiter des inconvénients naturels. 

 

Les musiques animales nous renvoient à des zones psychiques archaïques, celles que le mythe occupe encore, et c’est une des raisons qui les ont rendues suspectes à une civilisation qui s’efforce d’être rationnelle. Mais la pensée rationnelle est tout autant mise en images par la pensée mythique que celle-ci est conceptualisée par la première. Il apparaît en somme que le mythe englobe l’ensemble des activités de l’esprit un peu comme la musique englobe le langage. L’ambivalence, l’ambiguïté, la polysémie des images mythiques sont en effet plus proches de la musique que de tout récit. C’est une des découvertes majeures de Lévi-Strauss.

L’utilisation de modèles naturels en musique pose des questions d’ordre anthropologique, et non seulement esthétique. L’extrême facticité, qui a pu être un mot d’ordre dominant au xx e siècle, a finalement abouti à des impasses. La croyance dans le pouvoir libérateur de ce « progressisme moderniste » n’a pas été confirmée par les faits : la « libre » création simultanée d’un code et d’un message rendait toujours le message indéchiffrable.

Si la fonction artistique n’a pas seulement une dimension sociale ou idéologique, mais répond aussi à d’obscurs impératifs inscrits dans notre système nerveux central, on ne peut apparemment pas les ignorer impunément. L’approche de la pensée animale, détectable à travers leurs vocalisations, a donc une importance qui va au delà des fantaisies de l’imagination ou des techniques de composition. Composer de la musique, c’est d’abord essayer d’approcher cette bizarre nécessité que représente le jeu avec les sons, et quelques animaux semblent éprouver comme nous cette nécessité. 

Plusieurs philosophes ont entrepris de redéfinir ce que peut être aujourd’hui un humanisme. Tandis qu’un transhumanisme voudrait prolonger les illusions d’une absolue modernité, une reconsidération des frontières entre nature et culture est en marche. Certains penseurs comme Dominique Lestel, par exemple, ne craignent plus d’envisager l’existence des « origines animales de la culture ». D’autres, comme Philippe Descola, montrent qu’une approche anthropologique peut avoir plus de pertinence qu’une approche historique. Plusieurs privilèges que l’humanité s’était arrogés ne sont peut-être que l’épanouissement de quelques fonctions biologiques dont l’animal n’est pas totalement dépourvu. Il est donc permis aux compositeurs de voir chez certains oiseaux des sortes de collègues, et de parler de zoomusicologie autrement qu’à travers une métaphore complaisante. On voit que le carnaval des animaux est sans doute une affaire plus sérieuse que celle joliment évoquée par Saint-Saëns. ■

Illustration : page extraite du Musurgia universalis Tomus I, traité sur la musique rédigé par Athanasius Kircher (1602-1680), publié en 1650.
Illustration : page extraite du Musurgia universalis Tomus I, traité sur la musique rédigé par Athanasius Kircher (1602-1680), publié en 1650.