Le paysage au cinéma

Par Jean-Jacques Annaud, membre dans la section des créations dans le Cinéma et l’audiovisuel

 

Le paysage au cinéma n’a pas vraiment été gâté à la naissance.

Non seulement la pellicule noir et blanc des temps héroïques offre une très faible séparation dans la gamme des verts, mais les premiers constructeurs de caméras choisissent le ratio 4x3 pour la fenêtre d’impression : le format des plaques photographiques les plus vendues à l’époque, idéales pour les photos de famille ou de mariage. 1 de haut pour 1,33 de large, la proportion est aussi celle des cadres de scène des théâtres à l’italienne. Les spectateurs de la fin du XIXe siècle y sont habitués. Les premiers films de fiction se contentent d’enregistrer les saynètes en plan large comme « vues de la meilleure place de l’orchestre ».

Bien sûr, la caméra peut pivoter sur son axe, « panoramiquer » pour balayer une étendue. Mais l’opérateur du cinéma muet n’est généralement muni que deux bras. Il n’est pas aisé tourner deux manivelles à la fois, celle qui entraine le film, et celle du mécanisme de rotation fixé au trépied.

Pire : quand on « panoramique » trop vite sur un décor immobile, le film « stroboscope ». Les images trop éloignées les unes des autres ne sont plus enchaînées par le cerveau. Il les interprète comme des images distinctes, sans lien les unes avec les autres. Elles saccadent. La solution est de ralentir le mouvement. Donc d’augmenter la durée du plan, donc de ralentir le récit. Les fastidieux panoramiques descriptifs disparaissent souvent en phase finale du montage.

Il faut bien sûr distinguer le panoramique « à vide » sur une étendue naturelle dépourvue de sujet mobile, du panoramique dit « d’accompagnement » où la caméra suit la course d’un cavalier, d’un lièvre, d’une voiture de police. La stroboscopie fait toujours clignoter la partie fixe du décor en arrière-plan, mais elle n’est pas remarquée par le spectateur qui ne s’intéresse qu’au sujet en mouvement, maintenu dans une zone stable entre les deux bords de l’écran.

Le paysage au cinéma connaît un bouleversement en sa faveur dans les années cinquante. La télévision ayant installé ses redoutables petits écrans noir et blanc dans les foyers américains, Hollywood en perdition est obligé de contre-attaquer. Les salles s’équipent d’écrans géants. La largeur de l’image double ou triple par rapport à sa hauteur. Avec l’avènement du Cinémascope (pourtant inventé dès les années 30 par le français Chrétien) et les procédés concurrents comme le Vistavision, le 70mm, le Todd-Ao, on passe du 3 par 4 au 3 par 8, parfois au 3 par 12, comme c’est le cas avec le procédé Cinérama qui bout-à-boute les images de trois projecteurs au format « académique » afin d’envelopper le spectateur au cœur du décor.

Le paysage peut devenir le sujet. On n’achète plus son ticket pour s’émouvoir du sort de l’héroïne abandonnée, mais pour s’émerveiller du fracas des chutes du Niagara.

Il est vrai que, héritière des grands peintres paysagistes russes et friande de lyrisme, l’école du cinéma Soviétique, avec des cinéastes comme Eisenstein, Poudovkine, ou le documentariste patriotique Dziga Vertov avaient su dompter les restrictions du format 4x3 par des cadrages puissants, en courte focale et en contre-plongée avec fortes amorces et filtrages audacieux. Le filtre rouge permettant d’assombrir le bleu du ciel conférait une puissance dramatique aux nuages, le filtre orange séparant les verts donnait de la gaîté aux mornes forêts de bouleaux.

Dans leur lignée, les cinéastes du Western américain, John Ford en tête, avaient su gérer l’action et le suspens au cœur de l’immensité vierge du Far-West. Mais un plan très large (EWS, Extreme-Wide-Shot dans le jargon du métier) où se déroule une action n’est pas à confondre avec un plan « de paysage », où, stricto sensu, le sujet est l’espace naturel et non l’action humaine qui s’y déroule.

Bénéficiant à la fois de l’écran large et de la couleur, David Lean s’est imposé comme le maître absolu du cinéma où l’espace partage le statut de star à l’égal des protagonistes humains. Qui ne se souvient de cette fabuleuse image de Laurence d’Arabie de ce désert vibrant de chaleur où soudain un point se détache de l’horizon, se révèle être un chamelier, qui se révèle, au pas lent de sa monture, être Omar Sharif ? On passe dans le même plan du plan « de paysage » au plan de personnage.

Le récent The Revenant qui a valu l’Oscar à De Caprio et à son metteur en scène Inarritu est un remarquable exemple d’utilisation du paysage, soit en « EWS » intégrant le personnage minuscule mais bien visible dans l’immensité, soit en purs plans de nature qui jouent le rôle de ponctuations, de « soupir » comme on dirait en musique. À la différence du documentaire où la splendeur des cartes postales qui se succèdent peut suffire, le paysage dans un film de fiction a le devoir de contribuer au sens, sous peine de tuer l’histoire et de faire basculer l’ensemble dans le décoratif.

Dans certains de mes films, une part intégrante de l’histoire est l’espace, la distance, l’isolement, comme l’abbaye du Nom de la rose perdue au milieu des monts sauvages entre France et Ligurie, l’immensité insondable du monde pour les piétons préhistoriques de La guerre du feu, ou plus récemment, l’océan vert de la steppe mongole du Dernier loup, menacé d’éradication par la colonisation humaine.

Pour ne pas quitter le récit, je cherche toujours à intégrer mes personnages dans le paysage. Soit je les fais « entrer dans le champ » par l’arrière de la caméra, procédé qui permet de démarrer le plan par un paysage pur. J’annonce l’arrivée des acteurs par une anticipation sonore. L’autre solution est l’utilisation d’un zoom puissant. Je commence par des personnages relativement petits mais bien visibles dans un décor, j’élargis l’image de 20 fois pour les situer dans l’immensité. Ils sont réduits à quelques pixels, mais l’œil les a repérés et continue à les suivre. On peut au contraire commencer par le plan d’immensité et serrer pour aller chercher les personnages. Soit en « zoom avant » qui va passer d’une focale de 20 mm à 280 mm, soit avec une caméra stabilisée sur un hélicoptère ou une mini-caméra digitale fixée sous un drone. On se rapproche, changeant les perspectives, au lieu de grossir dans le même axe à partir d’un point fixe.

La méthode que je trouve la plus élégante est sans doute de rester immobile, dans un audacieux « EWS » à focale fixe. Un pinceau de lumière à travers les nuages va soudain éclairer le minuscule cavalier qui ne peut jusque-là être distingué dans la prairie brune. Ou encore dans le vaste décor immobile, le ou les personnages émergent d’une crête et se découpent sur le fond de brume claire qui nimbe le lointain arrière-plan.

Hélas pour ces beaux plans qui font rêver, le paysage dans le cinéma de fiction voit un nouvel ennemi se profiler à l’horizon : plus les grands films connaissent un grand succès sur les grands écrans des grandes salles, plus ils sont vus, généralement piratés sur petites tablettes numériques et smartphones.

La bonne nouvelle de la mauvaise nouvelle est que les mini-écrans de ces objets de poche sont désormais... en format panoramique.

Image extraite du film franco-chinois "Le dernier loup", 2015, réalisé par Jean-Jacques Annaud et coécrit avec John Collee, d'après "Le totem du loup" de Jiang Rong.
Image extraite du film franco-chinois "Le dernier loup", 2015,
réalisé par Jean-Jacques Annaud et coécrit avec John Collee,
d'après "Le totem du loup" de Jiang Rong.