Le phénomène Pina Bausch

Par Brigitte Terziev, membre de la section de Sculpture

 

Pina Bausch pendant les répétitions de sa pièce Café Müller. Photos Wolfgang Kunz
Pina Bausch pendant les répétitions de sa pièce Café Müller. Photo Wolfgang Kunz

 

Née pourtant en1940 dans une Allemagne dévastée, cette longue jeune femme d’aspect sévère saura révolutionner dans les années 70, par sa conception très personnelle, l’art de la scène et la vision d’un théâtre dansé.

Par sa méthode de travail et une formation datant pourtant d’une autre époque, elle a su apporter un souffle novateur dans la chorégraphie de son temps. L’introduction d’un étrange réalisme, où les danseurs deviennent aussi acteurs et mimes, a permis à ses spectacles l’éclosion d’une forme d’opéra moderne.

Entre les deux guerres, l’expressionnisme allemand est incarné entre autre par Mary Wigman, Rudof Laban et Kreutberg, seul le souvenir de Kurt Jooss et de sa fameuse Table verte est resté dans les mémoires.

Certes, dans sa jeunesse Pina Bausch a suivi l’école dirigée par Kurt Jooss, lui-même disciple de Rudolf Laban et de son étude sur les vibrations psychophysiques du mouvement du corps dans l’espace réel. Ici la danse n’était pas une fin en soi, l’intérêt se portait avant tout sur la gestuelle ou l’aventure du mouvement généré par l’émotion. Un enseignement qui permettait au danseur de mobiliser son énergie interne au profit d’un élan extérieur plus intense.

Enfant de la Seconde Guerre mondiale, Pina se retrouve impliquée dans ce que ses maîtres lui enseignent : instaurer comme importance fondamentale cette fameuse écoute des pulsions internes du corps humain ; ainsi, projeter sans tabou cet apport vers l’extérieur de soi permettait d’insuffler à l’expression scénique un potentiel créatif comme seul le rêve en est capable. L’entre-deux-guerres, minée par l’humiliation et les guerres intestines de l’Europe, avait préparé le terrain pour cette évolution. La danse, moyen le plus viscéral de l’expression humaine, permettait de briser les chaînes du conventionnel et cet art ouvrait un champ novateur pour livrer bataille à la tourmente extérieure. Il y eut alors cette explosion de liberté... Commencés par le théâtre, dans les années 50, les mouvements se bousculent en Europe : Tadeuz Kantor en Pologne montre la voie d’un théâtre total, on pense à La Classe morte, si dérangeante dans le silence des personnages, et qui transformait les acteurs en danseurs. Plus tard Jerzy Grotowski prolonge cette approche du corps dans un théâtre dit « pauvre » où il fait partager l’espace du spectacle entre le public et les acteurs pour augmenter la communion émotionnelle. Il y eut aussi le théâtre de l’absurde en France avec Beckett et Ionesco. Mais aussi le théâtre de la cruauté édifié par Antonin Artaud. Il n’y avait qu’à franchir le pas vers un théâtre dansé... En 1970, Pina Bausch a su en établir les contours et le moderniser.

Un corps-à-corps de l’espace scénique du théâtre, vers le théâtre dansé. Cela permettait à chaque danseur-acteur d’oser insérer aussi des mouvements de leur propre création, car Pina Bausch approuvait cette authenticité de sensation. C’est au Tanztheater de Wuppertal, resté pourtant très classique, qu’elle va former et édifier un nouveau ballet contemporain révolutionnaire.

Elle enseigne surtout la concentration totale de chaque danseur... l’esthétique portée par la virtuosité musculaire n’est pas pour elle un but ; elle exige de chacun une sincère densité émotionnelle interne pour le rôle à incarner. Dans son spectacle Café Müller, l’héroïne principale (Pina elle-même) semble être une somnambule, soutenue par sa douleur jusqu’aux portes de la mort ; son expression corporelle est d’une telle acuité que l’on y retrouve l’effet cathartique cher à Antonin Artaud dans son théâtre de la cruauté.

Dans son spectacle Kontakthof, c’est le tragi-comique qui est à l’honneur. Un sujet encore universel sur la hiérarchie et le conditionnement social de l’homme et de la femme. Deux mondes s’affrontent avec leurs codes, leurs tics, leurs peurs, et se complètent pourtant dans leur impossible séduction. Plus profondément que dans une simple satire sociale, ils expriment tacitement leur incommunicabilité comme un acte de foi. Sorte de cérémonie de deuil ou pavane grotesque et pourtant majestueuse où ils semblent noyer fièrement leur mélancolie. Ils marchent en formant une ronde. Encerclés dans un mouvement perpétuel. Ce rite les oblige à des gestes et attitudes absurdes dont ils semblent pourtant connaître la secrète logique.

Au centre de tous ses spectacles, dont chacun redouble d’énergie vitale, un thème commun fait le lien entre eux, inépuisable et jouissif d’émotion et de sarcasme, si croustillant dans ses multiples aspects : la fameuse comédie humaine qui peuple la planète. Car cette chorégraphe aime voyager et s’inspire des différentes cultures qu’elle traverse pour enrichir ses spectacles de ces expressions diverses.

Béjart, ce grand maître de la chorégraphie, redoublait de prouesse et de talent. Quand il devait travailler avec un nombre important de danseurs sur scène, c’est en sculpteur qu’il construisait l’espace avec son matériau de base : la masse humaine.

Quant à Pina Bausch, ce n’était pas en sculpteur mais plutôt en dessinatrice qu’elle semblait tracer des positions cosmiques faites de lignes de fuite et de mouvement perpétuel ; sa chorégraphie, curieusement assez sobre, était au service de l’anarchie d’un monde baroque, dont elle tirait les fils contrastés avec une joie mordante.

 

Pina Bausch, avec les danseurs du Tanztheater Wuppertal, pendant les répétitions de sa pièce Café Müller. Photo Wolfgang Kunz
Pina Bausch, avec les danseurs du Tanztheater Wuppertal, pendant les répétitions de sa pièce Café Müller. Photos Wolfgang Kunz

 

Dans la peinture aussi on lui prête des influences. Ainsi l’expressionnisme côtoie le surréalisme. En voisine de l’héritage belge, c’est avec James Ensor que l’on peut aussi lui trouver un cousinage, à travers le clownesque féerique ; plus lointain, le premier surréaliste de la fin du Moyen Âge, Jérôme Bosch et son Jardin des délices, aurait pu être aussi une source d’inspiration, car dans certains de ses spectacles des animaux incongrus trouvent leur place là où on ne s’y attend pas, comme des tableaux étranges à méditer ; on songe, entre autres, à l’hippopotame dans Arien et aussi aux fulgurances de couleur qui ont fait le succès de son spectacle Nellken (œillets, en français).

Elle sait aussi nous entraîner dans un domaine d’une extrême gravité, on pense à son Sacre du printemps avec sa puissante dramaturgie.

Pina Bausch était constamment présente auprès de ses danseurs pour trouver au jour le jour quelques créations à ajouter au répertoire ; depuis sa disparition en 2009, il est bien difficile à sa compagnie de pouvoir préserver, sans elle, cet enthousiasme.

La densité émotionnelle, l’impact visuel, féerique, baroque, explosaient avec elle dans ces scènes sur la farce humaine ou la grande tragédie.

C’était « la magicienne » Pina Bausch, sous son physique d’austère maîtresse d’école, elle cachait un appétit de vivre et une indépendance d’esprit chevillés au corps ; un talent féroce pour transposer des situations aussi abruptes que cocasses, et qui avait la faculté d’aller droit au but : rendre captif son public.