Le triomphe du récit

Par Coline Serreau, membre de la section des Créations artistiques dans le cinéma et l’audiovisuel.

Ces deux arts ont nourri mon enfance et ma culture, sans jamais que pour moi se pose la question d’une rivalité ou d’une quelconque hiérarchie entre eux.

Les polémiques ouvertes par les critiques et cinéastes de la nouvelle vague étaient une sorte de maladie infantile de cinéastes qui avaient besoin, légitimement, de liquider leur complexe d’infériorité envers leur grande sœur la littérature, et voulaient affirmer qu’un cinéaste était un créateur autant qu’un auteur, un peintre ou un musicien. 

Ce travail d’affirmation de soi, de refus du rapport de dépendance envers le récit romanesque rejoignait aussi la critique sévère de la « tradition de qualité française », qui avait régenté le cinéma d’avant-guerre puisant souvent ses sujets dans la littérature classique. 

La nouvelle vague était aussi en phase avec l’histoire artistique de l’après-guerre quand le nouveau roman, la peinture abstraite, la musique concrète ont travaillé à déstructurer les formes et par là exprimer leur rejet d’une génération qui avait permis la guerre et son cortège d’atrocités. Beckett, avec En attendant Godot, a affirmé avec plus de force que tous et en parfaite phase avec l’angoisse de ses contemporains, cette négation de la croyance en dieu et en l’humanité, cette remise en question radicale et caustique des valeurs passées. « Nous sommes seuls et nous allons mourir », cette assertion qui sous-tend toute son œuvre a rencontré le questionnement d’une génération accablée et désespérée après la découverte des camps nazis, du génocide perpétré par une nation « civilisée » qui avait pourtant donné à l’humanité les plus grands génies de la philosophie, de la musique et de la science. Et les révélations sur les crimes du goulag ont parachevé le dégoût et la profonde méfiance des sociétés occidentales envers les idéologies.

Comme le dit le remarquable philosophe Jean-Claude Michéa, on est alors entré dans l’ère de la neutralité axiologique, colonne vertébrale du libéralisme : chacun, en fonction de ses choix personnels, définit, d’après lui et pour lui seul, ce qui convient le mieux à son épanouissement personnel dont on l’a convaincu qu’il était désormais l’unique but vers lequel tendre, puisque toute idée du bien ou d’une éthique collective n’était qu’un leurre. Cette peur des idéologies avait déjà commencé à la fin des guerres de religion dans une France traumatisée par la guerre civile.

C’est ainsi qu’en croyant déstructurer les formes, agir en révolutionnaires, beaucoup d’artistes de cette époque, sans même s’en rendre compte, ont obéi aux diktats des industriels des trente glorieuses qui allaient fabriquer un monde hors sol, bétonné, coupé de ses racines, programmé pour fabriquer des petits soldats de la consommation sans idéologie, cultivant l’hédonisme individualiste.

Mai 68 est venu déranger quelque peu ce culte de la consommation effrénée, mais l’échec du socialisme-stalinien a renforcé la victoire planétaire de la société libérale, du profit décomplexé et surtout déconnecté de l’éthique, victoire dans laquelle la destruction de la terre et de l’écosystème était déjà inscrite en filigrane.

Les querelles entre partisans et adversaires de la Nouvelle vague suscitent aujourd’hui aussi peu d’intérêt que l’évocation par exemple de la fameuse « Querelle des Bouffons » de 1752, dont plus grand monde ne se souvient sinon qu’elle relevait encore et toujours de la querelle entre les anciens et les modernes.

Maintenant qu’il ne fait plus de doute pour personne que les cinéastes sont des auteurs et des créateurs, les passerelles entre littérature et création audio-visuelle ont repris une grande vitalité. Un film sur quatre est désormais adapté d’un roman et les grandes maisons d’édition ont toutes un service actif de promotion de leurs auteurs auprès des producteurs.

Et un autre phénomène est encore venu bouleverser le rapport du public avec la fiction, celui des séries télévisuelles ou produites par les géants du net. 

La série renoue avec la tradition du feuilleton du XIXe siècle, avec les sagas de Balzac, Zola, Sand, Maupassant, Flaubert, Dostoïevski, Tolstoï, Selma Lagerlöf et tant d’autres, et même avec les grands mythes qu’elle revisite, elle raconte sur un temps long les tribulations du monde. 

La littérature permet ce temps étiré, c’est là sa force contrairement au temps obligé des salles de cinéma. En effet quel cinéaste peut rivaliser avec les treize pages de description archi-détaillée de la décoration d’un hôtel particulier offert par un banquier à une « Lorette » dans Splendeur et misère des courtisanes ? Là, Balzac se régalait à coup de mots savants et exacts à nous faire voir la magnificence d’un lieu, la sensualité d’un visage, le charme luxuriant d’un jardin en désordre, quand la virtuosité des mots faisait encore rêver, quelques années avant l’arrivée de la photo. 

Mais la série, elle, peut se permettre de décrire le parcours d’une, deux ou trois générations, sur un temps long et de s’attarder dans des lenteurs calculées pour nous tenir en haleine. 

La frustration que l’on éprouvait à voir un roman résumé et atrophié dans une adaptation cinématographique limitée par la durée de l’exploitation en salle s’estompe avec l’avènement du temps de la série. Et alors reviennent les grands récits mythiques qui remplacent désormais les sujets nombrilistes. Là encore l’art rejoint l’histoire : dans un monde devenu village planétaire où nous sommes informés de tout, nous sommes en lien permanent avec l’autre, obligés de nous relier aux histoires de tous.  

Et l’on voit la forme qui se restructure, le figuratif en peinture qui fait bon ménage avec son cousin abstrait, la musique qui revient à la tonalité (que la musique « populaire » n’avait jamais quittée), et le récit, qu’il soit romanesque, biblique ou mythique, en littérature comme en fiction cinématographique, triomphe partout. 

Les avant-gardistes deviennent ringards, le cinéma n’attire plus tellement la jeunesse à part pour des blockbusters à effets spéciaux, la série, qu’elle soit policière, saga mythique ou critique de la société mobilise totalement le public jeune. 

Ainsi on voit les modernes devenir les anciens des nouveaux modernes, les vagues se succèdent et chassent les précédentes. 

Seul le temps, celui qui rabote la mémoire des humains comme l’eau des torrents a raboté les pierres devenues galets, le temps long et impassible, nous dira ce qui restera important du fatras des créateurs.

Image extraite du film La Crise, 1992, écrit et réalisé par Coline Serreau,   avec, dans les rôles principaux, Vincent Lindon et Patrick Timsit.   César 1993 du Meilleur scénario original.
Image extraite du film La Crise, 1992, écrit et réalisé par Coline Serreau, 
avec, dans les rôles principaux, Vincent Lindon et Patrick Timsit. 
César 1993 du Meilleur scénario original.