Les éditions 2024, un long chemin

Entretien avec Olivier Bron et Simon Liberman, co-fondateurs de la maison d’édition 2024

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

UOS de Benjamin Adam (2021)
UOS de Benjamin Adam (2021)
“UOS” de Benjamin Adam (2021). Dans un monde dévasté, près de l’océan, un homme hirsute en tenue d’astronaute vit seul, tel un gardien de phare débraillé des siècles précédents. © Éd. 2024

 

 

Nadine Eghels : Comment êtes-vous arrivé à la bande dessinée ?

Simon Liberman : Trop bêtes pour éditer des romans, et trop provinciaux pour aller vers l’art contemporain ?

Olivier Bron : Assez simplement, on est tous les deux grands lecteurs de bande dessinée depuis toujours, et quand on a commencé nos études d’illustration (à l’école Estienne où on s’est rencontrés), l’envie principale a toujours été d’en rester proches. À l’époque, on s’imaginait plutôt auteurs, certainement, mais c’est une forme artistique qui a toujours été notre moteur...

 

N.E. : Comment pourriez-vous présenter votre travail d’auteur, quelles en sont les lignes directrices ?

SL : Olivier s’est échoué il y a bien longtemps dans le cimetière des auteurs / éditeurs. Quant à moi, je continue à dessiner et faire de la bande dessinée sans montrer grand-chose à personne, à part de ci de là, une participation à un fanzine, ou encore une publication à L’Employé du Moi en 2014. J’avance à l’aveugle comme un cachalot dans les abysses. Il en ressortira un joyau, mais plus probablement quelque chose qui sentira le vieux cétacé.

 

N.E. : Vous avez fondé il y a dix ans les éditions 2024, comment se projet s’est-il construit, comment a-t-il évolué ?

OB : Tout commence aux Arts décoratifs de Strasbourg (aujourd’hui la HEAR) : avec une douzaine d’amis, nous avions créé une sorte de collectif ; on imprimait un fanzine, on animait un webzine et, régulièrement, on publiait de petits livres, en mariant reproduction numérique et techniques traditionnelles d’impression (sérigraphie, gravure...). Après le diplôme, cette dynamique s’est logiquement un peu essoufflée, les uns et les autres démarrant des projets personnels plus ambitieux et plus prenants. Simon et moi, on avait pris goût à tout ça ; comme, par ailleurs, on était déjà en contact avec un diffuseur (qui s’intéressait aux publications du collectif), tout était réuni pour créer la structure.

Parmi les envies, l’idée de suivre tout le processus de fabrication était importante aussi : en bande dessinée, l’œuvre n’est pas la planche sur le bureau, c’est le livre imprimé. Au départ, comprendre les aspects liés à la fabrication et à l’impression nous semblait fondamental pour notre travail d’auteur ; finalement, on a fini par se consacrer pleinement à l’édition, mais on discute encore toujours beaucoup de l’objet avec les auteurs, on essaye d’ouvrir cette réflexion avec eux.

Au début, nous pensions publier deux ou trois projets par an, comme un à-côté ; mais assez rapidement, on s’est retrouvés à travailler à plein temps pour 2024, ce qui nous a forcé à redéfinir un peu les besoins et les objectifs ; on est quand même restés bénévoles très longtemps, et on n’est salariés que depuis l’an dernier. Depuis le début de la structure, on conçoit également des expositions autour des livres ; pour des festivals, des médiathèques et, depuis quelques temps, des musées également : elles assurent une source complémentaire de revenu et elles permettent de prolonger la vie des livres... Les expositions ne voyagent pas du tout sur le même calendrier que la librairie, c’est assez vertueux.

 

Le Premier Bal
“Le Premier bal d'Emma”, de Donatien Mary & Sophie Dutertre (2017). Quelque part entre Tim Burton et Edward Gorey, Le Premier bal d’Emma introduit  ses acteurs à la façon d’un Carnaval des Animaux gothique. © Éd. 2024

 

N.E. : Quels sont les axes qui fondent cette maison d’édition ?

OB : Au commencement, on n’a pas réellement posé de ligne précise... Nous étions entourés de beaucoup de gens dont nous aimions le travail, des autrices et auteurs rencontrés pendant nos études ou par l’intermédiaire de la micro-édition... Nous nous sommes laissé porter par les évidences. Le fait d’être deux a certainement facilité finalement le modelage du cœur du catalogue : les enthousiasmes partagés amènent plus de certitudes. Après quelques livres sont apparues nettement les grandes lignes : une sorte de refus de l’ancrage au réel – pas d’autobiographie, pas de reportage – certainement en réaction à ce que l’on voyait partout à l’époque. La défense, naturellement, de jeunes auteurs, avec l’envie de les accompagner longtemps, de les aider à construire une démarche singulière, engagée graphiquement. Et puis le soin qu’on apporte à la fabrication des objets a fini par devenir une des composantes importantes de la maison.

La création de 2024 résulte de plein de choses, mais aussi d’un bouillonnement collectif qui nous a permis d’incarner, avec d’autres maisons créées dans les mêmes années, une sorte de courant, en tous cas une dynamique assez cohérente. Après dix ans d’existence, nos premiers auteurs commencent à changer de statut, et nous avec ! Nous évoluons, assez naturellement : on est heureux d’être rejoints chaque année par des gens plus jeunes et toujours extrêmement talentueux, qui se reconnaissent aussi dans ce qu’on continue de construire. À l’inverse, des auteurs déjà reconnus ont envie de travailler avec nous : c’est flatteur, quand ça fait sens, et ça ouvre de nouvelles perspectives... Si beaucoup de libraires nous soutiennent maintenant, beaucoup n’identifient pas encore vraiment le catalogue : le chemin est encore long !

 

Le Mirliton Merveilleux (1868)
Le Mirliton Merveilleux (1868)
“Le Mirliton Merveilleux” (1868) de J. Rostaing et Telory. Avec ce livre, le Merveilleux, genre en soi – contes de fée, récits surnaturels et mondes magiques – connaît l’une de ses toutes premières incursions dans la bande dessinée. © Éd. 2024

 

N.E. : Comment faites-vous cœxister votre parcours d’auteur, forcément singulier, et le métier d’éditeur, ouvert sur le collectif ?

OB : De fait, mes envies d’être auteur sont complètement entre parenthèses. J’y reviendrai sûrement un jour, mais l’édition absorbe trop d’énergie pour pouvoir réellement se consacrer à la création en parallèle – en tous cas je ne m’en sens pas capable. Jusqu’ici, je n’ai pas de réelle frustration ; on s’investit émotionnellement sur tous les livres qu’on publie, et le fait de travailler en même temps sur plusieurs ouvrages nous maintient dans une sorte de tourbillon d’une grande richesse. Je n’envie pas le long travail souvent solitaire et les doutes qui accompagnent l’auteur. Dans une petite maison comme la nôtre, on fait beaucoup de choses très différentes au quotidien : on court toujours un peu après le temps, il faut parfois jouer des coudes pour se consacrer réellement au travail de lecture – auquel on voudrait toujours pouvoir s’adonner plus sereinement – mais ce rythme a aussi quelque chose de grisant, et beaucoup de choses sont passionnantes, donc... Ceci dit, cette question de la frustration n’est pas anodine du tout, c’est important d’y réfléchir régulièrement : l’éditeur ne doit pas être jaloux de l’auteur. On intervient nous aussi sur les livres, on discute souvent avec l’auteur du contenu de son œuvre, il peut nous arriver de couper ou de guider un remodelage... cet échange ne peut se faire sainement que si chacun est bien à sa place.

 

Jim Curious (nuit), exposition autour du livre Jim Curious
“Jim Curious” (nuit), exposition autour du livre “Jim Curious, Voyage au cœur de l’océan”, de Matthias Picard. Plongés dans l’obscurité avec l’éclairage en lumière noire, les visiteurs s'immergent littéralement dans l’univers de Jim Curious. © Éd. 2024

 

N.E. : Comment la dimension patrimoniale est-elle prise en compte dans votre travail, à la fois comme auteur et comme éditeur ? En quoi est-ce important ?

OB : Au départ, ça vient d’une frustration de lecteur : j’ai souvent été curieux de lire des livres un peu anciens sans pouvoir simplement mettre la main dessus. En créant 2024, on avait donc formulé  assez vite l’envie d’être concernés par l’histoire de la bande dessinée. Souvent, il s’agit d’auteurs disparus et, quand les ayants-droits ne sont pas spécialement volontaires, c’est de la responsabilité des éditeurs de maintenir visibles des œuvres parfois fondamentales. On ne crée pas à partir de rien, les auteurs se construisent les uns et les autres, et les mouvements artistiques suivent souvent des trajectoires assez logiques... La bande dessinée manque encore de mémoire ; ça s’explique par plusieurs facteurs (public historiquement plus enfantin ; prédominance, à certaines époques, de la presse illustrée sur l’album...), et la situation s’améliore petit à petit. Mais il faut continuer de mener ce travail aussi pour que la création puisse avancer réellement.

Et puis ça nous pousse à rester curieux, à fouiller les vieux rayonnages, à rencontrer des institutions comme la BnF, ou des gens du monde universitaire... On va souvent de surprise en surprise, c’est à la fois intéressant et amusant.

Un autre aspect qui nous plaît dans ces projets de réédition tient au fait que l’on devient, en tant qu’éditeur, le seul moteur du livre. En général, on accompagne une autrice ou un auteur qui déborde d’envie de voir son livre exister ; le fait de construire quelques projets différemment au sein du catalogue nous amène aussi quelque chose.