Les ensembles vocaux, après 1945

Par Gilbert Amy, membre de la section de Composition musicale

La complexité grandissante de l’écriture musicale durant la première moitié du XXe siècle a eu pour effet salutaire de faire évoluer, lentement mais sûrement, les structures professionnelles de production et de diffusion de la musique savante. Jusqu’à l’arrivée d’une Direction de la Musique responsable des formations au sein de la Radiodiffusion nationale, vers 1946, les pratiques chorales n’étaient pas exemptes d’un certain amateurisme. Le recrutement de professionnels de qualité incontestable n’a été encouragé qu’avec lenteur, comme l’attestent de nombreux documents administratifs de cette époque charnière de l’après-guerre. La complexité d’œuvres telles que celle issues de l’Ecole de Vienne (Schönberg avec son Moïse et Aaron, par exemple), sans parler de partitions quasi inaccessibles telles que les deux Cantates et l’Augenlicht de Webern, jamais jouées en France avant les années 50/60, a conduit cette démarche de professionnalisation de plus en plus exigeante. L’accès aux différentes formations chorales, par le biais d’un concours difficile et de meilleures rémunérations proposées à ses membres, s’en est trouvé de facto fortement conforté. Par ailleurs, une spécificité est apparue peu à peu, rendue inévitable par l’évolution du répertoire, celle des formations plus ou moins « solistes ». Des partitions comme les Trois Chansons de Maurice Ravel (datant de 1916) ou même celle des célèbres Chansons de Charles d’Orléans de Claude Debussy (1908) portent la simple indication « Chœur mixte sans accompagnement », ce qui ne préjuge en rien des forces chorales à leur attribuer. Nul doute cependant, qu’en raison de leur caractère intimiste et leur légèreté, ces musiques sont destinées à des ensembles réduits, voire à des ensembles de solistes vocaux.

Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont de nouvelles partitions beaucoup plus exigeantes qui voient le jour, dont la plus novatrice au plan de l’écriture est sans doute celle des Cinq Rechants d’Olivier Messiaen (1948) qui spécifie bien « pour 12 voix solistes »1. La parenté d’écriture entre une telle œuvre et les partitions instrumentales de son auteur montre à l’évidence que ce sont ces dernières qui ont influencé et même estampillé l’écriture vocale de ces Rechants. Dans sa première œuvre chorale O sacrum convivium (1937), Messiaen note « motet à quatre voix mixtes », comme ses célèbres aînés. Il s’agit bien d’un chœur. Pour les Cinq Rechants, c’est une autre époque ! Ils ont été commandés par Marcel Couraud pour son ensemble de solistes (l’Ensemble Marcel Couraud). Messiaen lui-même parle d’un véritable orchestre vocal et, de fait, cette œuvre puissante et originale est véritablement orchestrée pour les 12 voix, à l’aide d’une technique d’écriture mais aussi par le parti-pris d’utiliser non seulement des notes mais aussi des phonèmes choisis non pour leur signification mais pour leur sonorité, leur aspect percussif, mat ou résonnant. Le compositeur André Jolivet s’inspirera de ces principes dans son œuvre Épithalame.

L’ensemble Marcel Couraud fit de nombreuses tournées avec ces Cinq Rechants : le format d’un ensemble vocal à 12 voix était ainsi fondé. Restait à inscrire ce format dans l’Institution. Ce ne fut pas chose facile. Par son esprit combatif et sa persuasion, Couraud fit intégrer son ensemble au sein de la Radiodiffusion Nationale (RTF puis ORTF) sous le label plus générique « Solistes des Chœurs ». L’ensemble, très professionnel et aguerri par le travail exigeant de certaines partitions (je songe aux Nuits de Xenakis, qui ont connu un succès mérité), ne survit pas à l’éclatement de l’ORTF en 1975. Mais une partie du répertoire qu’il avait suscité continuera à vivre au sein d’ensembles étrangers tels que les BBC Singers, l’Ensemble vocal de Clytus Gottwald à Stuttgart ou la formation suédoise d’Erickson, le plus souvent au sein d’organismes de radio plus efficaces en matière de logistique et plus novateurs en matière de programmation que les sociétés de concerts traditionnelles.

D’une manière analogue, le Groupe vocal de France (GVF) réussit à s’imposer comme le véritable successeur de l’Ensemble de Couraud, pendant un temps, avec des chefs exigeants tels que Guy Reibel, Michel Tranchant ou John Poole (lui-même issu des BBC Singers). Cependant, la faiblesse de son statut juridique et de son financement ne parvint pas à le pérenniser institutionnellement. Il fut dissout dans le courant des années 90. Le « modèle » des Cinq Rechants avait peut-être fait son temps. D’autres formations apparurent, les unes nettement tournées vers la musique ancienne ou le Baroque (l’un des pionniers dans le genre fut l’Ensemble Charles Ravier, issu de la Radiodiffusion), d’autres s’essayant à métisser les répertoires. Il subsiste aujourd’hui des formations à géométrie variable de grande qualité. Citons Musicatreize de Roland Hayrabedian à Marseille, Joël Suhubiette avec ses Eléments, à Toulouse, les Solistes XXI de Rachid Safir, à Paris, que nombre de mes collègues compositeurs connaissent et apprécient. L’exemple des groupes anglais n’était pas étranger à cette mutation. L’interpénétration et le mélange des genres sont, depuis longtemps, la marque de fabrique d’ensemble tels que les BBC Singers, membres salariés de la BBC mais se produisant de manière quasi autonome en tant que groupe indépendant « vendant » leurs propres prestations. Leur réputation d’excellents lecteurs, dans la tradition britannique des Maîtrises liturgiques, les rendait aptes à aborder toutes sortes de répertoires et d’écritures contemporaines, aussi radicales fussent-elles. Qu’il me soit permis de citer mon exemple personnel, avec Récitatif, Air et Variation, commandé à l’époque par Marcel Couraud puis repris et enregistré à nouveau par ces BBC Singers à la fin des années 70 et dans les années 80. Cette gestion artistique se révélait d’autant plus efficace que, lors des grandes œuvres chorales avec orchestre, les BBC Singers rejoignaient le BBC Chorus dont ils constituaient alors le fer de lance en matière de compétence.

Du côté français, la mode n’est plus aux groupes vocaux proposés par les grandes institutions du Ministère de la Culture ou de Radio France. La très grande dispersion des activités, l’éclatement des spécialités, l’engouement mondial pour le renouveau du Baroque ont eu raison des formations « virtuoses » telles que le GVF, et dont la vocation essentielle était la propagation d’un répertoire de la seconde moitié du XXe siècle. C’est évidemment regrettable. Pour autant, la vitalité du « chant choral professionnel », selon son acception générique, se révèle tout de même très encourageante et les formations nouvelles, dans cette catégorie, ont pointé leur nez avec bonheur et révélé plusieurs réussites de premier plan que je tiens à saluer, parmi lesquelles les Eléments déjà cités, les Cris de Paris, l’Ensemble Pygmalion, entre autres, sans oublier le magnifique Accentus de Laurence Equilbey qui a su montrer le chemin ! 

 

1) Rappelons que le rechant désignait au XVIe siècle ce que nous appelons aujourd’hui refrain. Messiaen s’inspirait ainsi littéralement du Printemps de Claude Le Jeune.

Les Solistes des Chœurs de l'ORTF, en 1974, en représentation dans la Grande salle de la Maison de la Culture de Grenoble. Photo DR
Les Solistes des Chœurs de l'ORTF, en 1974, en représentation dans la Grande salle de la Maison de la Culture de Grenoble. Photo DR