Les mots, la littérature et la peinture

Par Gérard Garouste, membre de la section de Peinture

L’écrit a toujours constitué le socle de ma peinture et je m’en suis largement nourri, dans ma démarche d’artiste comme dans la construction de ma pensée. Pour approcher la vérité je préfère me servir de l’illusion. Si, au sein de la littérature, je m’intéresse avant tout aux mythes, c’est que je fais davantage confiance à ce qui s’énonce d’emblée comme fictif. L’Histoire qui se veut objective ne peut l’être car elle est écrite par des hommes en fonction d’une époque donnée, d’un environnement et d’un regard particulier. Le mythe est certes mensonger mais s’il est nourri par l’interprétation, il atteint la justesse et confronte le lecteur au dévoilement de la vérité.

J’ai étudié les mythes grecs et me suis plongé dans la lecture des grands textes de la littérature universelle, de Dante à Goethe en passant par Rabelais et Cervantes. Chez Dante, j’ai découvert la cabale chrétienne qui m’a amené à m’intéresser à la tradition exégétique juive. Le Tanar – l’Ancien Testament – constitue le matériau idéal pour qui aime fouiller le langage et jouer de sa polysémie.

Depuis quelques années ce lien qui m’unit au texte écrit s’est modifié, ainsi que nous le verrons, dans le sens d’un resserrement autour des mots eux-mêmes et des lettres qui les composent.

Mais avant d’en arriver là, je suis passé par un premier niveau de lecture, celui des histoires elles-mêmes et des figures qu’elles engendrent. Dans le tableau Balaam, référence au chapitre 22 des Nombres, je me suis amusé à me mettre dans le regard de l’animal qui seul voit l’ange et lui parle. Mais le tableau est muet... Cet ange enjoint l’Anesse de ne pas obéir à son maître Balaam qui s’apprête, suivant les ordres de Balak, à maudire les troupes d’Israël. L’histoire se termine par un étrange retournement de situation puisque Balaam prononce une prophétie en faveur d’Israël, d’autant plus belle que ce personnage n’est pas juif. La situation brille par son incohérence mais on est loin du surréalisme. Au-delà d’une imagerie très figurative, le récit s’ancre dans un projet précis, politique et éthique.

Les mythes sont universels, ils appartiennent à toutes les cultures, c’est en cela qu’ils m’attirent. Ils forment un lien entre les hommes à travers les siècles. C’est l’un des axes autour duquel j’ai construit mon exposition sur le Faust de Goethe. Il s’agissait pour moi de mettre en scène le rapprochement de ce mythe avec celui du Golem, associé au Maharal de Prague, et avec d’autres textes, notamment le Livre de Job qui présente des similitudes avec le prologue de la pièce de Goethe. Mes tableaux faisaient écho à un même questionnement autour du thème de la culpabilité et de l’innocence, de la faute et de la punition. Avec à la clé l’émergence d’une autre problématique : Qu’est ce qui fait passer d’un mythe à un autre ? Cette question révèle l’existence d’un entre-deux, d’une intertextualité : entre-deux des mots, des mythes et des cultures, entre-deux des tableaux ; il faut imaginer la possibilité d’une pièce manquante reliant deux peintures. De ce manque, de ce qui n’est pas montré ou écrit, naît la réflexion. C’est le thème de ma dernière exposition, « Zeugma » qui signifie pont. Thème charnière qui témoigne d’une orientation nouvelle de ma peinture.

Depuis quelques années en effet, je travaille avec Marc-Alain Ouaknin à l’étude du Talmud.

Chaque semaine, nous poursuivons un dialogue entre maître et élève : Marc-Alain, le maître qui enseigne, moi dans le rôle de l’élève qui écoute et remet en question ce qui m’est enseigné. Une partie du Talmud consiste en des contes et légendes dont l’objet initial est de permettre l’interprétation de la Loi. Au cours de ces rendez-vous hebdomadaires, nous étudions les histoires du maître Rabba Bar Bar Hana, en nous appuyant notamment sur l’éclairage qu’en donne Rabbi Nahman de Bratslav, l’un des plus éminents commentateurs du Talmud. Le Talmud, c’est un peu la psychanalyse du Pentateuque ! Pour se faire comprendre, ses maîtres et commentateurs successifs, s’exprimaient par métaphores, jeux de mots et d’esprit. En elles-mêmes les anecdotes contenues dans ces contes importent peu. Elles ont pour fonction en revanche de révéler la complexité des textes bibliques en ouvrant à des sens et à des lectures multiples. J’aime la folie et l’irrationalité de ces histoires à dormir debout qui sous une forme impénétrable cachent des trésors de réflexion, pourvu qu’on s’y attèle avec rigueur et précision. J’aime ce paradoxe qui veut qu’on se dépare de notre esprit rationnel mais en suivant une vraie discipline. On peut dire que le Pentateuque est bâti comme un énoncé mathématique dont l’inconnue est le x, représenté par les quatre lettres du tetragramme. On raisonne avec ce x pour approcher ce qui est à découvrir, de la même manière qu’on résout une équation. La lecture s’apparente davantage à un algèbre qui s’interprète et se médite à partir de règles précises. La démarche est purement philosophique : on y discute de la place de l’homme dans l’univers et des rapports des hommes entre eux. Dans l’étude, c’est le lecteur qui s’approprie le texte et lui donne du sens. Pour cela il faut s’y frayer un chemin et dans cette aventure, les clès sont les mots. Roland Barthes a écrit sur ce thème un très bel essai intitulé La mort de l’auteur où l’auteur s’absente dans l’écriture elle-même et le champ infini des interprétations du lecteur.

Aujourd’hui donc, je ne travaille plus sur le mythe dans sa dimension anecdotique mais sur la racine des mots et sur les jeux de mots et de lettres. Mon propos est d’ouvrir le sens des mots et de le traduire en peinture, de jouer avec la richesse du langage. C’est tout le fruit du travail que je fais avec Marc-Alain Ouaknin et qui nourrit ma peinture. Par l’ambiguïté d’une forme muette, j’aspire à une complicité avec le texte. Il y a des lettres hébraïques perdues dans mes tableaux... Les hasards de la vie m’ont fait rencontrer cette langue qui me passionne et que j’étudie depuis plus de vingt ans mais j’aurais aussi adoré apprendre le japonais, si l’opportunité s’était présentée. Il faudrait avoir plusieurs vies...

Gérard Garouste, Balaam, 2005,  huile sur toile, 270 x 320 cm.
Gérard Garouste, Balaam, 2005,
huile sur toile, 270 x 320 cm.