Paysages peints, paysages photographiés

Par Dominique de Font-Réaulx, Conservateur général, directrice du Musée national Eugène-Delacroix.

Genre mineur au regard de la hiérarchie des genres, la peinture de paysage fut, dès le début du XIXe siècle, l'objet d'appréciations nouvelles. Son succès ne fut pas seulement populaire ; cette nouvelle prédilection pour la représentation de la nature favorisa aussi, comme cela a été souvent souligné, les grandes révolutions picturales du siècle, et porta une création photographique nouvelle. Peinture et photographie de paysage, nous le verrons brièvement ici, s'enrichirent mutuellement.

Le début du siècle fut marqué par le désir de rompre avec une représentation codifiée du paysage ; il convenait d'aller chercher sur le vif la justesse de ses observations. L'idée comme la pratique n'étaient pas nouvelles. Au XVIIe siècle, Le Lorrain représenta ainsi souvent au sein de ses œuvres, dessins et tableaux, des artistes en train de dessiner ; il rappelait ses propres excursions dans la campagne romaine. La création en 1817 d'un Grand Prix pour le Paysage historique légitimait l'importance nouvelle du paysage comme genre au sein de l'Académie des Beaux-Arts. Cette reconnaissance tardive ne permit cependant pas de combler le fossé grandissant entre l'évolution rapide de la peinture de paysage et l'institution académique. Ce fut la présentation au Salon de 1824 de La charrette de foin (1821, Londres, National Gallery) de John Constable (1776-1837) qui constitua, comme le souligna le jeune critique Adolphe Thiers, un des événements majeurs pour l'appréhension du paysage par les jeunes peintres français. En choisissant de souligner les changements du ciel et leurs reflets, le peintre anglais rompait aussi avec le postulat d'un paysage éternel et immobile. Sa manière, la présence marquée de la touche comme la puissance des coloris, renforçaient la création d'un paysage contingent, saisi sur le vif.

Nombreux furent les artistes français qui admirèrent profondément les œuvres du peintre anglais et en tirèrent inspiration pour leur création propre. Les enjeux d'une reproduction du paysage sur le motif, en plein air, précédèrent l'invention de la photographie. Les peintres avant les photographes furent confrontés à la nécessité de cerner au sein de la nature même le sujet de leur œuvre. Le point de vue de l'artiste fondait le thème du tableau, c'était son regard qui l'enfermait, le composait, le cadrait. « Copier la nature », la phrase lancée comme un anathème par les tenants d'une critique académique aux peintres comme, dès la fin des années 1840, aux photographes, ne dispensait pas de talent. Le photographe, plus que le peintre encore, devait créer son sujet à partir des seuls éléments naturels, comme le rappelle en 1860 le critique de La Lumière : « Le photographe doit chercher et choisir ce point bien plus que les peintres, car il n'a pas comme celui-ci la possibilité d'ajouter et de retrancher à son tableau (...). Indépendamment du choix du site, il faut encore que le photographe choisisse l'heure à laquelle le paysage sera le mieux éclairé, le jour où la nature sera la plus belle (...). »

Le cadre posait pour les peintres comme pour les photographes la question du modèle. L'appréhension réaliste du paysage était ainsi indissociable de l'influence exercée par ses représentations antérieures. Le modèle pictural classique demeurait très présent. Les peintres comme les photographes lui empruntèrent la rigueur de la composition, le jeu de lumière tempéré. Les toiles des peintres de Barbizon influencèrent aussi les œuvres de leurs jeunes suiveurs à Fontainebleau, peintres et photographes. La Forêt, à proximité de Paris, constitua ainsi un véritable atelier en plein air. L'ambition artistique des photographies de paysage fut âprement défendue par Gustave Le Gray ; en peintre, il revendiquait que la théorie des sacrifices régissant l'art pictural guidât aussi le travail du photographe. Il plaida ainsi pour les avantages de la photographie sur papier et les possibilités qu'elle offrait : « Son influence [celle de la photographie] sera d'une portée immense ; (...) elle épure le goût du public, en l'habituant à voir la nature reproduite dans toute sa fidélité (...). À mon point de vue, la beauté d'une épreuve photographique consiste au contraire presque toujours dans le sacrifice de certains détails (...). Il n'y a donc vraiment que l'artiste ou l'homme de goût qui puisse obtenir sûrement une œuvre parfaite à l'aide d'un instrument capable de rendre le même objet avec une variété d'interprétation infinie, (...) » (1) Servi par une habileté technique exceptionnelle, le talent artistique de Le Gray lui permit d'obtenir des images d'une grande beauté. Il photographia ainsi, durant ses différents séjours à Fontainebleau, certains des grands arbres que Claude Denecourt (1788-1875), le « Sylvain », avait nommés. La subtile utilisation de la lumière, son attention méticuleuse au traitement du négatif comme des tirages, donnaient une importance nouvelle à l'écorce, au feuillage, au sous-bois. Motif, l'arbre devenait, grâce à son talent, sujet. Les photographies de Le Gray, exposées à plusieurs reprises à la fin des années 1850, contribuèrent à forger d'autres modèles, utilisés par les peintres. Le Chêne de Flagey de Gustave Courbet (Ornans, musée Gustave Courbet), puis Le Chêne de Bodmer de Claude Monet (New York, The Metropolitan Museum of Art) puisèrent à l'inspiration de Le Gray, tant dans le choix du sujet que pour son traitement.

Le postulat artistique de la photographie de paysage dérangea. Nombreuses furent les voix pour souligner les différences entre représentations picturales et photographiques du paysage. Pourtant membre fondateur de la Société héliographique en 1851, Champfleury souligna l'incapacité, à ses yeux, de la photographie à offrir une vision singulière et unique : « Dix daguerréotypeurs sont réunis dans la campagne et soumettent la nature à l'action de la lumière. À côté d'eux, dix élèves en paysage copient également le même site. L'opération chimique terminée, les dix plaques sont comparées : elles rendent exactement le paysage sans aucune variation entre elles. Au contraire, après deux ou trois heures de travail, les dix élèves (...) étalent leurs esquisses les unes à côté des autres. Pas une ne se ressemble. » (2)

Les nouveaux usages du littoral marin, tant industriels que touristiques, modifièrent profondément le regard porté sur la mer et participèrent au renouvellement de sa représentation, où les enjeux esthétiques de la peinture et de la photographie se mêlèrent étroitement. La « marine », au milieu du XIXe siècle, puisait à deux traditions : la peinture hollandaise du XVIIe siècle et la vision romantique. L'emphase de la tempête, la crainte du naufrage, le désespoir des marins attisaient, grâce à leurs représentations peintes, cette « terreur délicieuse » chère à Denis Diderot. Cette exaltation romantique se nuançait aussi d'observations scientifiques ; Baudelaire lui-même fut séduit par les études de ciels réalisées sur le vif par Eugène Boudin à Honfleur ou à Trouville et frappé de leur justesse météorologique.

Les représentations photographiques jouèrent un rôle essentiel dans la conception de cette attention nouvelle à la fugacité de l'instant atmosphérique. La nécessité qu'eurent les photographes à triompher des éléments techniques, l'obligation qu'il leur était faite de composer avec les éléments existants, contribuèrent, à rebours, à attirer l'attention sur ce qu'ils voulaient faire oublier. Reproduisant le port du Havre en 1851, les frères Macaire avaient à cœur de donner un tableau vrai de l'activité maritime ; afin de rendre jusqu'à la vapeur des grands navires quittant leur môle, ils cherchèrent à mettre au point des substances accélératrices leur permettant de réduire à moins de quelques dixièmes de seconde le temps de pose de leurs daguerréotypes. L'effet fut parfaitement réussi ; la fumée s'échappant du bateau fut reproduite jusqu'à la dernière volute. Les photographes créèrent de nouvelles images d'un paysage saisi dans sa transformation même. Les travaux du normand Auguste Autin (1809-1889 visèrent à reproduire les variations du ciel marin, toujours changeant. Membre de la Société française de photographie, il envoya à l'association son Coucher de soleil pris en octobre 1861 à 5h du soir afin de montrer sa dextérité. La précision de l'heure et de la saison permettait de valoriser l'exploit technique accompli mais aussi, en donnant une référence, de souligner que le paysage ici reproduit était différent de celui qu'il fut à la minute qui précédait comme de celui qui aurait suivi immédiatement la prise de vue. La photographie introduisait un nouveau rapport au temps liant durée et représentation ; elle ouvrait sur l'idée de série. Il est probable que le jeune Claude Monet, élevé au Havre, vit les épreuves d'Autin. Les frêles silhouettes poussées par le vent qu'il peignit en 1866 dans une toile représentant la jetée de sa ville natale évoquaient les ombres un peu floues des promeneurs qu'Autin avait photographiés sur le ponton du même port.

Inventée au cours du premier tiers du XIXe siècle, la photographie fut contemporaine de l'importance accrue des villes, de leurs transformations. Le paysage, naturel, devint aussi, au milieu du siècle, urbain. Paris constitua ainsi un sujet choisi pour les photographes. Les jeunes peintres furent sensibles aux transformations de Paris, photographiées par Charles Marville à partir de 1857. La Ville de Paris lui avait demandé de reproduire les rues et les maisons qui allaient être détruits comme les nouveaux boulevards, rues et places ouverts par Haussmann et Alphand. Si Charles Baudelaire et le graveur Méryon eurent la nostalgie d'un Paris médiéval, noir, secret, Claude Monet, Édouard Manet, Armand Guillaumin, Gustave Caillebotte firent de ce Paris nouveau les sujets de leurs œuvres. Caillebotte transforma ces longues échappées de bitume qui traversaient la ville en un spectacle que les habitants regardaient de leurs balcons, tous alignés, strictement parallèles à la rue. ■

 
 

Ce texte est consécutif au colloque qui s'est tenu le 15 décembre dernier à l'Institut de France, organisé par Bernard Perrine, que l'auteur remercie vivement. Dominique de Font-Réaulx a publié en 2012, chez Flammarion, Peinture et photographie, les enjeux d’une rencontre, 1839-1914.

 

1) Gustave Le Gray, « Photographie, traité nouveau, théorique et pratique », Paris, 1852, p. 1-3, cité par André Rouillé, La Photographie en France, une anthologie, 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 98-99.

 

2) Champfleury, Le réalisme, cité par Philippe Ortel, « Réalisme photographique, réalisme littéraire, un nouveau cadre de référence » in Jardins d'hiver, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1997, p.72-74. L’auteur, écrivant en 1857, employait ici encore la référence au daguerréotype, pourtant alors quasi supplanté par la photographie sur papier. Avait-il encore en tête la seule plaque daguerrienne – par opposition alors à l’épreuve héliographique ou au collodion – ou employait-il ici, comme encore beaucoup de ses contemporains, le terme « daguerréotype » comme générique de la photographie ? Cette hypothèse nous semble ici à privilégier.

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Anonyme (Gustave Le Gray ?), "Grands chênes", vers 1845,
daguerréotype, 12 x 16 cm, musée d'Orsay, Paris.
Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / René-Gabriel Ojéda