Perspectives en perspective

Par Patrick Flandrin, physicien, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Académie des sciences

 

 

L’Institut de France « en perspective » du hors-série que lui a consacré le magazine Connaissance des arts en 2021. Photo PF
L’Institut de France « en perspective » du hors-série que lui a consacré le magazine Connaissance des arts en 2021. Photo PF

 

 

Selon le dictionnaire de l’Académie française, la perspective est un « mode de représentation sur une surface plane des objets à trois dimensions ». Dès ses origines, la perspective a été étroitement liée à l’architecture, avec la volonté de rendre au mieux l’apparence de bâtiments ou de scènes urbaines. Scènes réelles lorsqu’elle donne à voir des monuments existants et se propose d’en reproduire la perception, scènes fictives lorsqu’il s’agit de scénographie, le but étant alors de créer l’illusion d’une organisation spatiale et de sa profondeur.

La perspective a aussi partie liée avec la photographie, du moins sous sa forme la plus commune (perspective « linéaire ») dont le principe consiste à construire une « pyramide visuelle » ayant l’œil de l’observateur pour sommet et la scène à imager pour base, la représentation perspective en résultant alors comme intersection de cette pyramide avec un plan situé entre l’œil et la scène. Si l’on prolonge la pyramide et si l’intersection avec un plan ne se fait plus entre la scène et l’œil mais « en arrière » de celui-ci, on obtient le principe de la « camera obscura », boite fermée dont une face est percée d’un trou d’épingle et dont l’intérieur de la face opposée reçoit par projection (à une inversion près) la vision perspective de la scène. Lorsque cette face est recouverte d’un papier photosensible, on obtient ainsi un appareil photographique élémentaire (« sténopé »).

Architecture ou photographie, il s’agit dans les deux cas de « décalquer » en quelque sorte la scène qui s’offre au regard, que l’œil soit celui d’un observateur ou l’objectif d’une chambre noire.

Construction et perception se mêlent indissolublement dans la lecture que l’on fait de la vision perspective d’une scène, tout comme de celle du dessin ou de la photographie qui peuvent en être donnés. Et d’avoir vu tant de représentations associées de cette façon à tant de scènes, l’appropriation de la construction linéaire nous a appris à l’inverser mentalement pour en inférer la structure spatiale dont elle est supposée provenir... quittes à être trompés puisque, par principe géométrique, une même représentation bidimensionnelle peut résulter de la projection d’une infinité de scènes tridimensionnelles différentes. C’est cette non-unicité qui est mise à profit dans les trompe-l’œil architecturaux, comme par exemple celui du Palais Spada de Rome, où l’usage d’un raccourcissement accéléré des colonnes et de l’inclinaison du sol donnent l’illusion d’une colonnade longue de plus de 30 mètres alors qu’elle en fait en réalité moins de 9 !

Par la parenté étroite qui la lie à la photographie, la perspective linéaire peut sembler présenter un caractère objectif. Hormis l’impossibilité d’une inversion unique, elle présente cependant au moins deux caractéristiques intrinsèques qui en limitent la portée.

 

« Le point de fuite remplacé par une ligne de fuite », théorie d’une perspective angulaire décrite par Erwin Panofsky (1892-1968) dans son ouvrage La perspective comme forme symbolique (1927) : [1] Dionysos ivre, fresque de la Maison de Méléagre, Pompéi,  166 x 267 cm, 1 er siècle après J.-C., et sa perspective
« Le point de fuite remplacé par une ligne de fuite », théorie d’une perspective angulaire décrite par Erwin Panofsky (1892-1968) dans son ouvrage La perspective comme forme symbolique (1927) :
Dionysos ivre, fresque de la Maison de Méléagre, Pompéi,166 x 267 cm, 1er siècle après J.-C.
Sa perspective.
La construction en « perspective angulaire » antique d’un espace intérieur orthogonal (boîte intérieure, Raumkasten) : plans, élévation, et dessin en perspective obtenu par la combinaison des sections du « cercle de projection ».

 

La première est liée à l’ouverture du champ qui doit être faible pour ne pas induire de déformations exagérées lorsque l’on s’écarte par trop du centre de visée, ceci provenant du fait que la projection s’appuie sur des mesures de distances. Si l’on s’en réfère cependant à la vision humaine et si l’on voit notre œil comme un sténopé amélioré, ce n’est pas sur une surface plane que l’image se forme, mais sur la rétine qui est une calotte sphérique, suggérant de s’en rapporter plutôt à des angles et laissant imaginer la possibilité d’une perspective « angulaire ». Pour expliquer certaines peintures de l’Antiquité ou du Moyen-Âge qui paraissent obéir à une construction effective et raisonnée tout en étant notoirement éloignées des principes linéaires, Erwin Panofsky a proposé une théorie d’une telle perspective angulaire dans son ouvrage de 1927 La perspective comme forme symbolique, bien qu’aucune trace d’un tel schéma (dans lequel le point de fuite est remplacé par une ligne de fuite) ne puisse être trouvée dans quelque écrit. Si cette spéculation fait débat, d’autres scènes peintes, en particulier dans l’iconographie byzantine, font apparaître des représentations encore davantage contraires à l’intuition, dans lesquelles plusieurs points de fuite co-existent, dont certains sont en avant du plan du tableau ! On peut néanmoins essayer d’en donner là aussi une explication comme l’a fait au début du XXe siècle le Père Paul Florensky, théologien orthodoxe et mathématicien, qui a théorisé l’idée d’une « perspective inversée » dans laquelle il y a, plus qu’une construction géométrique (qui revient à placer la scène à imager entre le centre de projection et le plan de représentation), une dimension spirituelle dans le grandissement avec l’éloignement qui en résulte.

Rapprochant la question de la perspective de celle de la vision, la deuxième limitation propre à l’approche linéaire est de s’en tenir à une vision monoculaire, quand bien même prendre en compte la nature binoculaire de celle-ci a été l’objet d’attentions dès l’Antiquité. En suivant une remarque faite déjà par Euclide dans son Optique, on peut par exemple se convaincre que l’observation frontale d’un cube de petite taille permet, lorsqu’elle est binoculaire, d’en percevoir simultanément les faces latérales, donnant en fait un cadre alternatif aux schémas de Panofsky et de Florensky.

Plus généralement, on peut envisager de rendre compte d’un volume sur un plan par l’usage d’une multiplicité de points de vue, replaçant la question de la perspective dans le cadre plus large d’une représentation interprétable de l’espace. Sans aller vers des schémas exotiques comme des perspectives angulaires, curvilignes ou inversées, on peut noter que le souci d’une interprétabilité s’affranchissant du réalisme est familier du monde de la technique lorsqu’est fait usage d’une autre forme encore de perspective, celle dite axonométrique (ou « cavalière »), dans laquelle les différents plans d’une scène sont rendus de façon égale, simplement décalés les uns par rapport aux autres en fonction de leur éloignement, mais sans point de fuite et sans modulation liée à la profondeur.

En mettant la représentation en première ligne, la perspective peut ainsi se voir comme une « technologie de l’intellect » au sens de Jack Goody, ou encore une illustration de ce que dit Michel Foucault dans Les mots et les choses : « Il faut qu’il y ait, dans les choses représentées, le murmure insistant de la ressemblance ; il faut qu’il y ait, dans la représentation, le repli toujours possible de l’imagination ».

 

 

David Hockney, Une chaise, jardin du Luxembourg, Paris, 10 août1985
David Hockney, Une chaise, jardin du Luxembourg, Paris, 10 août1985, photocollage, 110,5 x 80 cm. Collection David Hockney