Prophétie et utopie

Par André Vauchez, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Née au début du XVIe siècle avec Thomas More, l’utopie se présente d’abord comme un genre littéraire qui situe dans une région imaginaire un endroit improbable où devrait se réaliser l’aspiration humaine à la félicité, ce qui permet aux auteurs qui s’en réclament de fustiger au passage les absurdités et les injustices des sociétés de leur temps. Mais, quand elle tentera de parvenir à cette cité du bonheur, l’humanité devra d’abord passer par diverses étapes, parfois violentes : à partir de la fin du XVIIIe siècle, la pensée utopique a inspiré des révolutions politiques et sociales, mais aussi des mouvements poétiques, scientifiques et artistiques, en particulier dans le domaine de l’architecture. Selon les cas simple jeu intellectuel ou projet ambitieux visant à réformer le monde réel, l’utopie a souvent servi de programme et de langage au monde moderne dans l’expression de son aspiration à un monde meilleur.

L’utopie comme genre littéraire spécifique apparaît avec la modernité, c’est-à-dire la forme moderne de l’État et de la société qui s’est mise en place en Europe occidentale au début du XVIe siècle. Auparavant, depuis le monde antique jusqu’à la fin du Moyen Age, c’est le prophétisme sous ses diverses formes qui en a tenu lieu. Dans la Bible, on voit certains chefs du peuple hébreu, qui avaient reçu un pouvoir charismatique d’en haut, perdre leur capacité de prophétiser quand leur volonté de puissance finissait par prévaloir sur la dimension religieuse de leur autorité. Le relais était pris alors par des personnages issus du peuple et inspirés par Dieu, comme les obscurs Eldad et Medad qui furent dénoncés à Moïse par les anciens d’Israël pour avoir prophétisé, mais le patriarche refusa de prendre des sanctions contre eux. À partir de ce moment on voit se développer dans l’Ancien testament un prophétisme axé fondamentalement sur la contestation du pouvoir politique et sacerdotal dominant, de la part de personnes étrangères au système, capables de lire les signes des temps au-delà des apparences et n’hésitant pas à s’élever contre les violations de l’Alliance de la part du pouvoir en place. Au nom de Dieu dont ils prétendaient faire entendre la voix, ces personnages, d’Isaïe à Jérémie et Zacharie, se sont élevés contre l’ordre politique et social de leur temps en condamnant son injustice et ont cherché à ouvrir un chemin de rédemption et de paix pour le peuple juif. [...]

Le passage de la prophétie à l’utopie est marqué par la rédaction du Prince par Machiavel en 1512-13 et de l’Utopia par Thomas More en 1516. Cette coïncidence n’est pas fortuite : Le Prince constitue en effet la première expression théorique de la conception moderne de l’État et de la politique, après l’éclatement de la chrétienté médiévale. L’utopie peut naître seulement quand, avec le passage à la modernité, s’affirme l’idée que l’ordre politique n’est pas immuable (plus tard, on parlera de révolution) et qu’il est possible non seulement de projeter une société alternative par rapport à la société existante, mais aussi, le cas échéant, de la réaliser hic et nunc, comme tentèrent de le faire en 1527 Thomas Münzer et les paysans allemands révoltés contre l’ordre féodal. Dans le monde demeuré fidèle à l’église catholique après la Réforme protestante, le désir de créer ici-bas une société fondée sur les valeurs évangéliques allait également pousser des religieux – Franciscains, Dominicains, et plus tard Jésuites – à partir vers les « terres promises » du Nouveau Monde pour y construire le royaume du Christ et tenter de transformer l’utopie en réalité, loin de la corruption de la vieille Europe. Balzac disait que "l’espoir est une mémoire qui désire". Cette définition convient parfaitement pour la prophétie, qui se réfère à une histoire sainte. Elle vaut moins pour l’utopie, qui ne se définit pas comme la nostalgie d’un paradis perdu mais s’enracine dans la trame de l’histoire profane et se confronte à ses divers aspects pour se demander, à la lumière de la raison, à quelles conditions et selon quel processus ce monde pourrait retrouver la concorde et la paix. ■

 

Extrait des actes du colloque « Penser l’Utopie » organisé par l’Académie des inscriptions et belles-lettres et la Fondation internationale Balzan, le 20 janvier 2017.

  

Hans Holbein le Jeune (1497-1543), "Le portrait de Sir Thomas More", 1527, huile sur bois, 74,2 x 59 cm, The Frick Collection, New York
Hans Holbein le Jeune (1497-1543), "Le portrait de Sir Thomas More", 1527, huile sur bois, 74,2 x 59 cm, The Frick Collection, New York
Pieter Brueghel le Jeune (1564–1638), "La Tour de Babel", huile sur bois, circa 1595, 43,2 x 42,9 cm, musée national du Prado, Madrid
Pieter Brueghel le Jeune (1564–1638), "La Tour de Babel", huile sur bois, circa 1595, 43,2 x 42,9 cm, musée national du Prado, Madrid