Ressentir une émotion artistique, cela n’a pas de valeur !

Entretien avec Magda Danysz, directrice de la galerie Magda Danysz par Nadine Eghels.

Nadine Eghels : Comment est née votre galerie ?

Magda Danysz : J’ai ouvert la galerie en 1991, c’était la pire époque pour le marché de l’art, en début d’année il y a eu un bouleversement de l’ordre mondial avec Desert Storm, la « Tempête du désert », c’est-à-dire les bombardements de l’Irak par les États-Unis, qui ont constitué la phase la plus violente de la première Guerre du Golfe, et cela a généré ensuite une énorme crise dans le marché de l’art, avec une totale redistribution des cartes. C’est en août 1991 que les choses se sont cristallisées et on a eu les répercussions sur le marché de l’art après. On peut dire qu’il y a eu un avant et un après 91.

 

N.E. : Qu’est-ce qui a changé à ce moment ?

M.D. : A Paris, il y avait beaucoup de galeries, notamment du côté de la Bastille, qui ont disparu et c’est un moment charnière dans le marché de l’art, qui a pour origine ce bouleversement. Tout à coup, la pratique des galeristes ne correspondait plus à cette idée conventionnelle du métier. Elle s’est ensuite peu à peu effritée pour arriver, 20 ans plus tard, à une profession qui s’est complètement transformée. Si, bien sûr, il y avait encore des Leo Castelli, sont arrivées des personnalités comme Saatchi qui, en instaurant d’autres façons de travailler, de communiquer, ont révolutionné ce domaine. On est passé d’un métier « à l’ancienne » (en confiance, avec la même personne depuis toujours et pour toujours) à d’autres manières de collaborer. C’est une autre forme de confiance qui se met en place, et qui n’implique pas la pérennité.

C’est un monde artisanal qui va passer à l’industrie, certes de manière moins frontale que dans la musique ou le cinéma, mais tout de même on passe d’un monde de boutiquiers à l’industrie culturelle. Cela donne l’entertainment pour les arts du spectacle, et le marché de l’art en ce qui nous concerne.

Ce n’est plus une affaire d’initiés, d’entre soi, de partage en petits groupes. Quand j’ai débuté, une galerie pouvait très bien fonctionner avec 30 ou 40 clients, aujourd’hui il ne faut même plus y penser !

 

N.E. : Et cette évolution continue ?

M.D. : Aujourd’hui encore nos métiers changent énormément. Il y a eu ce mouvement dans le prolongement de la crise des années 90, certes beaucoup plus diffus que dans les autres industries culturelles et, d’ailleurs, on n’est pas encore vraiment à l’industrialisation de l’art. Mais de plus en plus on est devenus des structures productrices de projets, en quantités limitées heureusement... ce n’est pas la quantité qui motive les artistes.

 

N.E. : Comment se concrétisent ces productions ?

M.D. : On va vers une plus grande dissémination de l’art, qui peut être une expérience qu’on vit, et non quelque chose qu’on accroche chez soi. On produit de plus en plus de projets atypiques. C’est toujours l’artiste qui est à l’origine du projet mais on va s’occuper de trouver les fonds pour le réaliser. Et les projets sont de plus en plus onéreux. Par ailleurs la demande elle aussi a évolué. Les institutions veulent du grand, de l’important, de l’iconique. On crée de l’événement, et l’institution aujourd’hui a une appétence pour cela.

 

N.E. : Comment les artistes vivent-ils ces changements ?

M.D. : Les besoins des artistes ont également évolué : aujourd’hui, pour se faire connaître, un artiste a besoin lui aussi de passer par l’événement, de se confronter à l’espace public, d’être vu par le plus grand nombre, et tout cela requiert des moyens incroyables. Notre nouveau métier trouve sa raison d‘être dans cet accompagnement en production mais aussi entre les différents projets : il faut voir comment ceux-ci s’insèrent dans une carrière, comment nous les exploitons pour que l’artiste puisse en vivre, comment on lisse les ressources pour qu’il puisse subsister sur la durée et la galerie aussi.

 

N.E. : Quelles difficultés rencontrez-vous dans cet accompagnement des artistes ?

M.D. : Il faut trouver des portes d’entrée pour proposer des projets, les trier, qu’ils s’insèrent dans un planning, les financer, les réaliser et puis communiquer... et dans les périodes moins visibles des artistes il faut aussi être là, faire en sorte qu’ils aient un atelier, qu’ils puissent produire et que des œuvres moins spectaculaires trouvent elles aussi un débouché. Aujourd’hui notre métier est au carrefour de tout cela. C’est un métier passionnant mais qui devient extrêmement difficile, et il y a une dichotomie entre des structures artisanales relativement simples, à taille humaine, comme le sont nos galeries, et des projets qui vont s’adresser à des millions de personnes (par les réseaux sociaux, entre autres).

 

N.E. : Comment résoudre ces difficultés ?

M.D. : Si on fait un peu de prospective, la clé va se trouver dans le ralliement des forces et c’est déjà ce qui se passe. L’institution n’a plus les moyens de ces projets-là, la galerie reste à taille humaine et c’est en réunissant tout le monde dans un mode de travail collaboratif que l’on peut avancer et que les projets émergent, comme l’année dernière avec notre grande exposition « Street Generations(s) – 40 ans d’art urbain » à la Condition Publique, à Roubaix , une exposition institutionnelle mais dont la galerie est, de facto, devenue coproductrice.

 

N.E. : Ce sont toujours les galeries qui s’occupent de la communication des artistes, et de la vente, ou cela se fait-il en direct, via les réseaux sociaux ?

M.D. : Même s’ils sont très joignables et visibles par les réseaux sociaux, 90% des artistes détestent parler d’argent, il faut qu’ils aient des collaborateurs pour cela. De même pour leur communication. Mais il est vrai que les pratiques évoluent.

 

N.E. : Comment fonctionne le marché de l’art aujourd’hui ?

M.D. : Dans les années 90, Charles Saatchi allait acheter des ateliers entiers de jeunes artistes tout juste diplômés, et il les imposait aux médias. Aujourd’hui certains ouvrent une fondation, ont des parts importantes dans une maison de vente aux enchères et aussi dans un groupe de presse, en plus ils sont eux-mêmes collectionneurs, et tout cela fonctionne dans un cercle pas tellement « vertueux »... c’est ce modèle qui a tendance à prévaloir depuis une vingtaine d’années. Il est certain que si Monsieur X, en plus d’une fondation et une maison de vente, possède un groupe média, et qu’on y parle de ses œuvres, elles se vendront d’autant mieux dans sa salle de vente et vaudront d’autant plus au sein de sa propre collection... Ce ne sont plus des individus qui font avancer les choses mais des groupes capitalistes. C’est cela l’état du marché aujourd’hui : une spirale ascendante, des prix incroyables, des megaplayers incontournables car ils ont le pouvoir d’activer plusieurs manettes du marché de l’art. Mais attention : l’art et le marché de l’art sont deux ensembles différents, avec une intersection qui n’est pas très grande. Il y a énormément d’art qui ne concerne pas le marché de l’art, et quand on vend un tableau de Leonard de Vinci 450 millions de dollars, cela ne concerne plus l’art, c’est juste un placement comme un autre, d’ailleurs jamais l’acheteur ni le vendeur ne se sont vantés de le mettre en face de leur canapé pour le regarder tous les matins. Aujourd’hui on demande même au collectionneur de pré-acheter les œuvres : ainsi il se sent utile et a l’impression de faire partie de l’aventure artistique.

 

N.E. : Comment votre métier de galeriste est-il perçu aujourd’hui ?

M.D. : C’est un moment difficile pour nous car les gens ne le comprennent pas, et imaginent qu’on gagne beaucoup sur le dos des artistes... En fait on n’arrête pas de travailler, et ce sont nos heures qu’on ne compte pas ! La logistique prend l’essentiel de notre temps, parce que la nature des œuvres évolue. Les mouvements d’œuvres s’accélèrent, les transports sont nombreux et compliqués, il faut construire des caisses de plus en plus sécurisées et parfois le coût du transport est plus important que le prix de vente de l’œuvre ! Face à cette évolution profonde, on va vers des métiers différents et chacun affirme sa position : galeriste du premier marché, ou marchand. Les uns plus impliqués auprès de l’artiste, les autres marchands et communicateurs en relation avec les galeries du premier marché ou avec l’artiste directement. Moi je suis du côté du premier marché, c’est cela qui m’intéresse, suivre et accompagner les artistes. Les marchands se préoccupent de l’œuvre, pas de l’artiste. Ces deux modes vont se séparer de plus en plus : on aura des gros acteurs financiers d’une part, qui achètent et vendent et ne veulent surtout pas stocker, des accompagnants d’artistes d’autre part, qui sont dans les ateliers. Ces deux branches vont se polariser, deviendront deux métiers différents, les uns ayant besoin des autres. Si on arrive à produire des œuvres onéreuses, c’est parce que certains des acteurs espèrent faire travailler leur capital et investissent, et si cela marche tant mieux pour eux ! Chacun prend son risque, artistique ou financier, et tant que c’est assumé et transparent, cela fonctionne.

 

N.E. : Ne craignez-vous pas que le métier de galeriste finisse par disparaître ?

M.D. : Pour arriver à capitaliser sur un artiste il faut quand même avoir un minimum de discernement, si ce n’est d’expérience : c’est cela le vrai métier des galeristes opposés aux marchands. D’un côté la représentation de l’artiste, l’accompagnement et le conseil, le pur capital de l’autre. Le métier de galeriste écrasé par le grand capital ? Non, je ne le crois pas, il y aura toujours de la place pour les galeristes. Comme me disait Larry Gagosian : « En tant que marchand, je ne peux plus me permettre de faire des découvertes, il y aura donc toujours de la place pour le galeriste dont le rôle est l’intuition, la chasse au trésor artistique, le flair, et c’est ce qui fait le suc de ce métier. »

 

N.E. : Quelle est la dimension de l’international dans votre pratique ?

M.D. : On ne fait plus rien sans l’international aujourd’hui, ou c’est très difficile. Notre environnement réclame de nous qu’un artiste qu’on veut promouvoir soit vu en même temps à Paris, à Londres, à Shangai ou à New York. Tout le monde veut la même chose en même temps, cela est dû à l’instantanéïté de l’information. Pour nous, ce serait compliqué de faire vivre la galerie uniquement à Paris. On le pourrait en ne faisant que des salons, en y étant très exposé... mais pour moi c’est un choix personnel de m’être investie plus profondément dans certaines villes (Shangai, Paris, Londres) afin de travailler dans la continuité avec des artistes là-bas.

 

N.E. : Comment cela fonctionne-t-il ?

M.D. : Chaque endroit a une programmation spécifique. Certaines œuvres sont fabriquées directement à l’étranger pour éviter les frais de voyage, ou parce que les œuvres sont intransportables, conçues et construites dans des sites particuliers ; les autres voyagent et peuvent être présentées et confrontées à d’autres publics.

 

N.E. : Quelle est votre position par rapport aux foires et salons qui prennent une telle importance qu’ils imposent une demande, un style, un type d’artiste qui correspond à un marché ?

M.D. : On ne sait pas où cela va mener... toutes les galeries de moyen marché ressentent ce questionnement face à des foires qui ont pris soit un pouvoir très important, soit une place prépondérante par leur nombre élevé. Il y a des galeries qui ne sont plus que dans les foires et plus du tout dans l’espace urbain, ni dans les ateliers ! Chaque grande ville veut son salon, et comme, souvent, il y a divergence au sein des municipalités... il y a donc plusieurs salons ! Cela devient ubuesque, le public ne s’y retrouve plus.

Et tout cela fonctionne sur un mensonge.

 

N.E. : Lequel ?

M.D. : Quand vous avez des grands salons qui attirent des foules, être présent s’impose aux exposants. Cela leur coûte très cher, le moindre espace est à 30 000 euros... Pour les galeries de moyen marché c’est aberrant, on vendrait deux fois tout ce que l’on expose sur le stand que cela ne le rentabiliserait même pas ! On nous dit que cela vaut le coup, car après, pendant un an, on aura enfin accès à tous ces collectionneurs qui viendront nous voir. Par ailleurs, on promet au grand public, qui paie 30 ou 40 euros la place, qu’il pourra y voir le meilleur de l’art contemporain, que c’est là qu’il faut aller, « the place to be ». Et on se transforme en gardien de musée, le public vient pour regarder mais sans aucune intention d’acheter, certains ne savent même pas que les œuvres exposées sont à vendre ! On en vient presque à s’excuser d’être là pour vendre ! Le grand public ne s’y retrouve pas en termes de satisfaction humaine, parce que les exposants ne sont pas là pour expliquer ou dialoguer, mais pour vendre. Il y a une année où Paris Photo a même proscrit l’affichage des prix (ce qui est illégal, pour tout objet à vendre le prix doit être affiché), ce qui a augmenté encore le malentendu. Dans l’art on ne sait pas combien cela coûte... il est vrai que parfois cela frise l’indécence. Mais puisqu’il s’agit d’achat et de vente, il n’y a pas de raison qu’on n’obéisse pas aux règles du marché. On n’est pas au souk !

 

N.E. : Vous êtes connue pour votre implication dans le « street art », que vend-on dans ce domaine ?

M.D. : « Le street art, c’est dehors sur les murs et uniquement », voilà bien une idée fausse. Je préfère pour ma part le terme « art contextuel ». L’artiste peut créer une œuvre dehors ou dedans, comme il veut ! On peut vendre ce que l’artiste fait dans sa pratique d’atelier : Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine mais il a aussi fait d’extraordinaires dessins ! Comme on ne va pas vendre des morceaux de la Chapelle Sixtine... on peut en vendre des cartes postales, mais là il s’agit de produits dérivés, c’est autre chose.

Ce qui nous intéresse, c’est l’entre deux, avant le produit dérivé et en dehors des œuvres contextuelles, d’autres types de travaux de l’artiste : les maquettes, également d’autres œuvres, dessins, peintures, créées à l’intérieur de leur atelier et non à l’extérieur. C’est valable aussi pour le land art : ce que l’on va proposer, ce sont des photos des œuvres réalisées dans la nature, des croquis, et pourquoi pas aussi des honoraires correspondant au temps que l’artiste a passé pour les créer. Ainsi « l’acheteur » contribue vraiment à la réalisation d’une œuvre qu’il ne possède pas exclusivement... et qu’il ne pourra donc pas revendre. Ce que nous vendons, c’est aussi le storytelling, l’histoire, l’aventure artistique, l’expérience de l’art. C’est beaucoup plus qu’une œuvre qui serait uniquement décorative. Notre société est très matérialiste et nous avons beaucoup de mal à être décomplexés par rapport au concept. Mais ressentir une émotion artistique, cela n’a pas de valeur !

magdagallery.com

Œuvre de Vhils, exposition « Street Generations(s) – 40 ans d’art urbain » à la Condition Publique, à Roubaix, 2017. Photo Stéphane Bisseuil
Œuvre de Vhils, exposition « Street Generations(s) – 40 ans d’art urbain » à la Condition Publique, à Roubaix, 2017.
Photo Stéphane Bisseuil
Vue de « Hard Core », première exposition monographique d’Abdul Rahman Katanani en France, 2017-2018. Photo Stéphane Bisseuil
Vue de « Hard Core », première exposition monographique d’Abdul Rahman Katanani en France, 2017-2018.
Photo Stéphane Bisseuil
Espace d’exposition de la Magda Danysz Gallery à Shanghai. Photo DR
Espace d’exposition de la Magda Danysz Gallery à Shanghai.
Photo DR
Vue de « Hard Core », première exposition monographique d’Abdul Rahman Katanani en France, 2017-2018. Photo Stéphane Bisseuil
Vue de « Hard Core », première exposition monographique d’Abdul Rahman Katanani en France, 2017-2018.
Photo Stéphane Bisseuil
Installation de Prune Nourry pour l’exposition « Terracotta Daughters » à Shanghai, en 2013. Photo DR
Installation de Prune Nourry pour l’exposition « Terracotta Daughters » à Shanghai, en 2013.
Photo DR