Typographie, édition, librairie : une passion unique

Entretien avec Pierre Walusinski, directeur de la librairie Nicaise à Paris.

Lydia Harambourg : Pour introduire votre parcours professionnel, quelle a été votre rencontre avec la typographie ?

Pierre Waluzinski : J’ai été formé à l’Ecole Estienne et au Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale. En réalité, je suis arrivé à la typographie par la gravure. Lorsque j’étais étudiant à Estienne, il y a une quinzaine d’année, j’avais ce projet éditorial de « mettre en scène » des correspondances de Poilus. J’ai choisi alors de ne pas m’encombrer d’illustrations anecdotiques et de me concentrer uniquement sur les lettres en tant que telles. C’est là que la typographie s’est imposée à moi. Pour ne pas faire de faux-pas dans l’utilisation des caractères, je me suis documenté sur l’histoire des caractères typographiques, leurs dessins, leurs sens, leurs connotations, leurs usages... C’est un monde en soi, tout est parti de là. Les professeurs d'Estienne, eux-mêmes des passionnés, et le superbe fond historique de la bibliothèque de l’école ont été d’une aide précieuse, évidemment. Par ailleurs, Estienne conserve un atelier de composition au plomb auquel les étudiants, selon leur formation, ont accès.

Puis, il y a eu la rencontre avec Christian Paput, graveur au Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale. Il était dans mon jury de fin d’étude, et m’a contacté, quelques mois plus tard, lorsqu’il cherchait un élève pour transmettre son savoir. Ces trois années furent passionnantes, le Cabinet des poinçons est un patrimoine unique au monde, c’est un peu le Graal des typographes. Ce sont 500 000 pièces classées Monuments historiques, et là-dedans 230 000 poinçons typographiques dont les plus anciens remontent à la première moitié du XVe siècle. C’est inestimable dans le sens où ces pièces originales ont servi à modeler la pensée du monde occidental moderne. Malheureusement, l’importance fondamentale de ces collections est largement sous-estimée.

Pendant cette période, je récupérais du matériel d’imprimerie : presses, casses, rangs, lingotiers, marbres, etc. Au fil du temps, je me suis constitué un petit atelier, sur le modèle de celui que j’avais connu à Estienne. Taille-douce, lithographie, typographie : je voulais être autonome avec les trois principes d’impressions traditionnels, le creux, le plat et le relief. Là, j’ai « commis » quelques éditions confidentielles avant de me rendre compte de la vanité d’une telle entreprise : j’ai senti qu’être éditeur ne s’improvisait pas. Aujourd’hui, avec mon expérience à la tête de la librairie Nicaise, c’est devenu très clair !

Devenir marchand m’a permis de réaliser pleinement les enjeux d’un projet éditorial, au-delà du bel objet et de la belle typographie. Le soin apporté à la conception d’un livre décuple le plaisir et son potentiel succès bien sûr, mais l’édition relève d’une alchimie bien plus complexe à maîtriser.

 

L. H. : Pouvez-vous développer la passion qui vous anime dans votre métier ?

P. W. : C’est être un passeur. Faire le lien entre un objet et un amateur, construire ou mettre à jour cette relation, c’est ce qui m’intéresse. Et puis faire du commerce avec des objets d’art et de littérature, cela revient à être entouré au quotidien de livres, de manuscrits ou de tableaux magnifiques, à les étudier, les faire « parler »... Qui ne trouverait pas cela passionnant ?

Dans un second temps, cela consiste aussi à faire correspondre un prix avec une idée, l’idée — ou le plaisir – qu’on se fait d’un beau livre ou d’un tableau. Cette articulation est délicate mais ancre une œuvre à dimension intellectuelle dans le monde « réel ». Je trouve cela essentiel et très excitant.

 

L. H. : Quelle est votre rapport à la typographie au quotidien ?

P. W. : Elle nous entoure ! Grâce à mon parcours, elle me parle peut-être simplement de manière plus « transparente ». Les erreurs me sautent aux yeux plus vite... et plus douloureusement aussi [rires]. Plus concrètement, la typographie et son usage — ce que l’on appelle communément le « graphisme » — sont un ingrédient primordial de la bibliophilie. Les éditions les plus prisées et les plus réussies sont rarement mal fichues de ce point de vue.

On commence à savoir, dans le petit milieu de la librairie ancienne et moderne, et parmi les éditeurs de bibliophile, que j’ai quelques idées sur la question et on me sollicite régulièrement pour des conseils. C’est flatteur et valorisant, je le reconnais, mais c’est souvent une tâche ingrate qui consiste à énoncer tout ce qui ne va pas... Dans ces cas-là, je suis plutôt direct : il faut savoir entendre les critiques.

 

L.H. : Que pensez-vous de la manière dont le street art utilise la lettre ?

P. W.: Les graffeurs et tageurs ont investi la lettre bien avant l’explosion du marché du street art. Ils la pratiquent au quotidien, souvent sans se poser trop de questions. Globalement je suis très enthousiaste sur leur manière de jouer avec. Ils savent inventer de nouvelles formes graphiques adaptées à leur technique, ils développent leurs propres codes. Ça marche et c’est très rafraîchissant.

 

L. H. : Ressentez-vous son influence sur la bibliophilie ?

P. W. : Je dirais malheureusement non. Pour ma part, je suis très amateur de street art. J’ai montré des toiles de JonOne dès 2008, par exemple. Il y a une spontanéité, une innovation que ne se permet pas la bibliophilie, encore trop conventionnelle. Mais ce n’est pas la seule piste à explorer : la presse magazine, les mangas, le cinéma sont riches d’une culture graphique encore sous-employée dans la bibliophilie. Je regrette que ce soit si cloisonné, même s'il est parfois difficile de transposer ces pistes au livre d’artiste. Mais ça viendra, je m’y emploie en travaillant avec de jeunes éditeurs qui débroussaillent le paysage actuel, c’est stimulant et le public suit. La Zone Opaque par exemple, avec qui nous avons édité Séquelle en 2009, chez Nicaise. Récompensé par le Prix de Bibliophilie Jean Lurçat - Académie des Beaux-Arts, l'ouvrage a eu beaucoup de succès et été épuisé rapidement. Il est introuvable aujourd’hui, mais on me le demande encore...

 

L. H. : Pouvez-vous développer votre idée de l’édition?

P. W. : Il faut savoir ce que l’on veut dire, qu’est-ce qu'un nouveau livre va apporter, au regard de tous ceux qui existent déjà. Il faut qu’un livre soit un peu plus qu’un auteur et un artiste qui s’amusent ensemble. Et pour la forme, il ne s’agit pas nécessairement d’être original à tout prix. Mais on peut s’éloigner facilement des carcans traditionalistes en allant piocher dans tous les registres voisins, ceux que je vous ai cités par exemple. Il y a tellement de possibilités, ne serait-ce qu’en choisissant un papier : souple ou dur, léger ou épais, mat ou brillant, de Chine ou d’Allemagne, couleur crème, blanc ou grisé, et pourquoi pas en utiliser de deux sortes, etc. Cela peut aussi se résumer à quelques petites élégances de composition, c’est tout bête parfois. Et ne pas éliminer trop vite les possibilités des outils contemporains. Qu’ils soient faits au plomb ou en photocopie, c'est égal. L’important est de faire des livres d’aujourd’hui, qui parlent d’aujourd’hui, pas d’hier.

 

L. H. : En conclusion, quel regard portez-vous sur ce métier ?

P. W. : C’est un métier au croisement de beaucoup d’autres. Vous faites sans cesse de nouvelles rencontres : votre équipe, vos fournisseurs, vos clients sont des gens cultivés avec chacun leur manière d’appréhender leur partie. Moi je fais la synthèse : j’écoute, je mélange et je secoue bien fort [rires]. C’est un métier riche de possibles et les rencontres en renouvellent l’intérêt tous les jours, ou presque.

 
 

Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts

« Séquelle », texte de Jean Tardieu, gravures en taille douce de Petr Herel, ouvrage élaboré et imprimé au sein de La Zone Opaque pour La Librairie Nicaise, Prix de Bibliophilie Jean Lurçat - Académie des Beaux-Arts 2009. Photo DR
« Séquelle », texte de Jean Tardieu, gravures en taille douce de Petr Herel, ouvrage élaboré et imprimé au sein de La Zone Opaque pour La Librairie Nicaise, Prix de Bibliophilie Jean Lurçat - Académie des Beaux-Arts 2009. Photo DR