Bâtir des passerelles

Entretien avec Christian Berst, commissaire d’expositions, collectionneur et galeriste spécialisé dans l’art brut

Propos recueillis par Nadine Eghels

Nadine Eghels : Comment en êtes-vous venu à ouvrir une galerie dédiée à l’art brut ? 

Christian Berst : Je travaillais dans l’édition et j’étais totalement étranger au monde de l’art. La voix d’entrée a été la découverte de l’artiste Wölfli. En 1992, j’ai découvert un livre sur lui dans une librairie et cela a été un choc. J’ai cherché d’autres informations sur lui mais je n’en ai trouvé nulle part, c’est pourtant la figure emblématique de l’art brut du début du xx e siècle. En relisant Dubuffet, j’ai été étonné dans la mesure où la définition qu’il en donnait ne me laissait pas envisager une œuvre telle que celle de Wölfli. C’était l’édition de l’Imaginaire Gallimard, donc sans illustrations, il fallait donc imaginer les œuvres dont il était question à travers la manière dont Dubuffet traçait le périmètre de l’art brut. L’approche évoquait à dessein davantage la sphère de l’art populaire, naïf, autodidacte et des œuvres se référant plutôt à ces champs-là, ce qui participait de la volonté de Dubuffet d’opposer fermement l’art brut à l’art qu’il qualifiait d’art culturel. 

 

N.E. : Comment vous situez-vous par rapport à Dubuffet ? 

C.B. : Il a eu le mérite de mettre un nom sur un champ de l’art resté jusque-là dans l’angle mort, voire réduit à ce qu’on appelait au début du xx e siècle l’art des fous. Contrairement à lui, je ne suis pas un bâtisseur de murs mais de passerelles. Tout en soulignant la spécificité de ce champ-là, j’invite le monde de l’art à s’en saisir et à le penser... mais en se débarrassant d’un certain nombre de dogmes, d’interdits, de tabous. De ce point de vue je me suis considérablement affranchi de la position de Dubuffet, la mienne est délibérément plus ouverte... D’aucuns diraient que j’ai revendiqué mon droit d’inventaire.

 

N. E. : En ouvrant une galerie ? 

C.B. : L’idée m’est venue de faire quelque chose en relation avec l’art brut mais je ne savais pas comment. Venant du monde de l’édition, j’ai d’abord envisagé de publier une collection donnant à penser et à voir. J’ai eu l’opportunité d’occuper des bureaux à Bastille qui se prêtaient à des accrochages... et l’engouement est venu. D’où l’étape suivante : investir un lieu permettant de faire des expositions, de recevoir des artistes, de proposer un choix de livres... être au cœur de la matrice de l’art brut, et c’est ainsi qu’est née cette galerie, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi ! 

 

N.E. : En quoi une galerie spécialisée dans l’art brut fonctionne-t-elle différemment d’une autre galerie, avec des artistes qui ne créent pas pour exposer, encore moins pour vendre ? 

C.B. : En effet pour eux le rapport au marché est totalement incongru, hors de propos. Il y avait plusieurs difficultés. La première étant de convaincre les collectionneurs d’art contemporain de la pertinence de la démarche, en les amenant à dépasser un certain nombre de préjugés qu’ils pouvaient avoir. Lesquels étaient souvent liés à l’iconographie presque exclusivement figurative et narrative de l’art brut qui s’était imposée au fil du temps. 

 

N.E. : Pour eux on en était resté à l’art des fous et des marginaux...

C.B. : Ce n’est pas tant l’origine sociale, ou le lieu, de la création qui posait problème, mais davantage le spectre formel à l’intérieur duquel on pouvait l’enfermer. L’abstraction, par exemple, en était absente. Tout comme les œuvres plus ascétiques ou conceptuelles. Tout ce qui relevait d’une grammaire formelle similaire à celle de l’art contemporain était refoulé par les tenants d’une ligne conservatrice, voire réactionnaire, de l’art brut. Le monde de l’art en était resté là. La difficulté a été de l’amener à reconsidérer les choses et de l’ouvrir sans tabou à l’ensemble du spectre de l’art brut, allant d’œuvres qui pouvaient confiner à l’art naïf ou populaire jusqu’à des productions plus exigeantes, d’une plus grande intériorité.

 

N.E. : Cela au moyen d’expositions ?

C.B. : J’ai déjà réalisé une exposition consacrée à « L’abstraction dans l’art brut », elle a bouleversé beaucoup de monde car c’est une dimension peu connue, et que Dubuffet avait tendance à balayer sous le tapis. Ainsi beaucoup de choses étaient tenues à l’écart et les amateurs potentiels en étaient restés là. Il fallait donc les amener à reconsidérer leur position. C’était compliqué mais intéressant ! J’ai procédé de la même manière avec les auteurs qui écrivent pour mes catalogues. Ce sont des auteurs qui, pour la plupart, n’avaient jamais écrit sur l’art brut, écrivains, historiens ou critiques d’art spécialistes de l’art moderne ou contemporain, et qui découvrent l’art brut tel qu’ils ne l’imaginaient pas. Et qui, par leur regard neuf, enrichissent aussi ma propre perception.

 

N.E. : C’est l’origine de l’œuvre qui est différente.

C.B. : Bien sûr, c’est souvent l’expression d’une altérité mentale ou sociale. Mais cela n’empêche pas de considérer l’œuvre pour elle-même, et de souligner des rapprochements formels – ou non – avec l’art de l’époque.

 

N.E. : Mais les artistes d’art brut sont différents des artistes professionnels. Comment les abordez-vous ? Comment réagissent-ils quand leur œuvre est exposée ? Viennent-ils au vernissage ? 

C.B. : Cela dépend... Prenons, par exemple, José Manuel Egea que j’expose en ce moment. Il y a trois ans, j’ai fait la première exposition monographique qui lui était consacrée. Je l’ai invité avec sa maman. Il est sorti de son institution pour le vernissage. Aujourd’hui je suis incapable de vous dire si l’expérience lui a plu, s’il y a trouvé de l’intérêt, et je n’en suis pas certain du tout ! Il reste dans une altérité profonde et tout cela lui paraît peut-être totalement saugrenu. Lors du vernissage, je lui ai offert le catalogue. Il s’est assis et a commencé à le feuilleter. Tout à coup, lui est apparu qu’un des dessins méritait d’être poursuivi ou complété, il a pris un stylo et s’est mis à intervenir dans le livre, puis il a arraché la page et l’a empochée. L’exposition ne l’intéressait pas du tout, il ne l’a pas regardée.

 

N.E. : En fait la création n’est pas destinée aux autres... mais à une sorte de « grand autre » ?

C.B. : Deux questions sont essentielles, celle du destinataire, supposé ou pas, et celle de la réception. Un jour nous découvrons le travail de quelqu’un, et nous décrétons que c’est de l’art... Ce n’est pas lui qui l’a dit, c’est nous qui le formulons, à l’instar de ce qui a pu être fait avec des œuvres d’art premier.

 

N.E. : Cet artiste, comment l’avez-vous trouvé ?

C.B. : Depuis 25 ans que je m’intéresse à l’art brut, j’ai des réseaux. J’ai travaillé avec Graciela Garcia Munoz, qui a écrit le livre de référence en espagnol sur l’art brut. C’est elle qui l’a repéré et me l’a signalé. J’ai aussitôt perçu qu’il y avait là une œuvre qui méritait d’être révélée au public. Il faut avoir une connaissance la plus précise possible des processus agissants et de la personne pour savoir si on est, ou non, en présence d’art brut ! On peut souvent en avoir l’intuition, mais la certitude, on ne l’a jamais. On n’est jamais aiguillé par un texte, des références, comme avec l’histoire de l’art. Juste des bribes d’explication... éventuellement.

 

N.E. : Est-ce que les artistes commentent leurs œuvres ? 

C.B. : Rarement, et en des termes en tel décalage qu’il n’est pas question d’art mais de ce qu’ils font, de leur action, de la mise en forme de leurs pulsions vitales. Ils ne se perçoivent quasiment jamais comme artistes. En revanche, ils le sont pleinement et c’est en découvrant leur biographie que l’on peut, de temps à autre, découvrir quelques clés de lecture.

 

N.E. : Qui sont les destinataires des œuvres ? 

C.B. : Ils ne sont quasiment jamais désignés. L’artiste brut cherche souvent à bâtir à travers ses œuvres un monde habitable. Donc, pour lui-même. Mais chez certains de ces artistes on soupçonne une interpellation. Par exemple chez Anibal Brizuela, un Argentin qui était schizophrène et dont les dessins fonctionnaient comme des dazibao qu’il affichait sur les murs de l’hôpital. Le facteur Cheval, avec son Palais idéal, se nourrissait également du regard des autres.

Mais dans la plupart des cas, ce sont des œuvres sans adresse, sans destinataire désigné. La preuve ? On les découvre généralement fortuitement ou parce que quelqu’un, dans l’entourage de ces artistes, a joué à l’entremetteur.

 

N.E. : Comment savoir si on est vraiment face à un artiste ? 

C.B. : Il faut avant tout se demander si on est en présence d’une mythologie individuelle, à l’écart de tout courant, ou non. L’autodidaxie, par exemple, n’est pas du tout un critère opérationnel. Wölfli avait accès à des almanachs... Au début du xx e siècle, tout le monde a accès à l’imagerie populaire, au moins celle qu’on trouve dans une église. À partir des années 50 commence le règne des mass media, on est assailli par les images, magazines, publicités, télévision etc. Personne n’échappe à une forme d’acculturation.

On l’aura compris, l’art brut nous oblige à faire un fameux pas de côté, à réinterroger la définition-même de l’art. Les réalisations spectaculaires pour nouveaux-riches qui occupent trop souvent la scène médiatique relèvent-elles encore de l’art ou, justement, du spectacle ? Les véritables artistes sont-ils ceux qui répondent à l’attente de leur époque ou ceux qui entretiennent un rapport quasi mystique à l’art ? J’espère que nous pourrons apporter un peu de lumière à ces questionnements, et d’autres encore, lors du colloque de Cerisy consacré à l’art brut que j’aurai l’honneur de diriger, accompagné de Raphaël Koenig, en juin 2020. 

Adolf Wölfli (1864-1930), Sans titre, 1920, graphite et crayon de couleur sur papier, 28,8 x 22 cm. Cette œuvre a appartenu à André Breton.   Courtesy Christian Berst Art Brut.
Adolf Wölfli (1864-1930), Sans titre, 1920, graphite et crayon de couleur sur papier, 28,8 x 22 cm. Cette œuvre a appartenu à André Breton. 
Courtesy Christian Berst Art Brut.
Francis Palanc (1928-2015), Essai de texte rendu géométrique - une géométrie poétique - une géométrie animée, circa 1955, technique mixte sur bois, 81 x 54 cm.   Courtesy Christian Berst Art Brut.
Francis Palanc (1928-2015), Essai de texte rendu géométrique - une géométrie poétique - une géométrie animée, circa 1955, technique mixte sur bois, 81 x 54 cm. 
Courtesy Christian Berst Art Brut.
Melvin Way, Cinnamaldehyde, circa 2014, stylo à bille sur papier et ruban adhésif, 20 x 29.2 cm.  Courtesy Christian Berst Art Brut.
Melvin Way, Cinnamaldehyde, circa 2014, stylo à bille sur papier et ruban adhésif, 20 x 29.2 cm.
Courtesy Christian Berst Art Brut.