Bayreuth 2026

Par Alain Duault, écrivain et journaliste musical

 

La salle du palais des festivals de Bayreuth.
La salle du palais des festivals de Bayreuth (Bayreuther Festspielhausa). Gustave Courbet (1819 - 1877), L’Origine du monde (détail), 1866, huile sur toile, 46,3 x 55,4 cm. Musée d’Orsay. Photo DR

 

« Combien en a-t-il fallu faire de contorsions afin d’obtenir cette place tant convoitée, ce merveilleux sésame, pour pouvoir assister au Ring 2026, celui du cent-cinquantenaire donc, dans la fameuse salle en bois, au sommet de la Colline sacrée, là où est passé à travers tant de vicissitudes le vent d’un esprit qui n’a jamais cessé d’être neuf, celui de Wagner. L’équipe totalement inédite qui a été choisie pour faire vivre à nouveau cette œuvre dont tous les secrets ne se sont pas encore livrés, cette équipe n’a donné aucune interview, n’a rencontré personne, n’est apparue nulle part. On ne connaît pas leurs visages à ces Daft Punk du théâtre et de la musique, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils pensent, ni a fortiori ce qu’ils vont montrer à un public accouru du monde entier sans rien savoir sinon que, dès que l’ombre puis le noir complet se sera fait dans le Festspielhaus, alors que le silence envahira l’espace comme une attente sans nom, un mi bémol majeur, grave, s’élèvera de la fosse cachée, recouverte selon le vœu de Wagner afin que les sons, comme fondus, s’en exhalent et, après avoir ricoché sur le fond de la scène, reviennent vers la salle tel un fleuve impérieux.

En a-t-on tenté des manœuvres pour savoir ce qui se passait dans la salle comme blindée à laquelle on n’accédait qu’après avoir passé deux vérifications et satisfait à l’engagement sur l’honneur de ne rien révéler de ce qu’on verrait quand, chanteurs, musiciens, techniciens, régisseurs, accessoiristes, tous ces métiers qui tissent concrètement un spectacle après qu’il eût été conçu dans l’esprit d’un artiste, se retrouveraient à la cantine, derrière le théâtre, ou dans les allées, les jardins, les parkings. Quelques beaux esprits ont bien pris des mines de conspirateurs pour faire croire que, privilégiés ou amis des dieux du lieu, ils en savaient beaucoup, et plus encore, sur ce spectacle mystérieux – dont ils ne pouvaient au vrai rien dire dès qu’on les questionnait plus avant... En fait, rien n’a filtré.

Et le noir s’est fait.

Le mi bémol, le célèbre mi bémol, s’est fait attendre de longues secondes, souffle coupé, oreilles tendues, tout le corps aux aguets, tous mobilisés dans un silence interminable – de combien, trente ou quarante secondes peut-être, guère plus, mais quelle attente !

Les huit contrebasses ont lancé ce fameux mi bémol, ce « degré zéro » de la musique, ce surgissement du monde sonore qui emmène loin, tout en étant immobile. Puis trois bassons s’y sont joints, comme si un grondement venu d’on ne sait où, du plus profond de nous-même en même temps que d’un murmure chtonien qui attendait depuis plusieurs éternités l’occasion de s’éveiller, de se déployer, de surgir, comme si ce bourdon affleurait. Puis c’est un premier cor qui a brodé sur la pédale de ce mi bémol toujours tenu obstinément, suivi d’un second cor, puis par les huit cors toujours appuyés sur le sol harmonique des contrebasses. Petit à petit, tous les instruments se sont éveillés dans ce portrait démultiplié d’une éclosion du monde, comme un essor qui ne s’arrêtait plus, la superposition des trames musicales s’inscrivant toujours, durant cent-trente-six mesures, sur l’accord initial de mi bémol, obstiné, mettant justement en valeur la prolifération du monde à son origine.

Et, alors que les cent-trente-cinq premières mesures avaient fait se lever sur la scène une brume épaisse, bleue autant que verte mais opaque et presque inquiétante, à la cent-trente-sixième mesure, un soleil intense a déchiré cette brume et fait apparaître soudain, inattendu, immense, occupant la totalité du fond de scène, un formidable sexe de femme, offert, irradiant de toute sa splendeur palpable, chair, peau, poils noirs couronnant une fente légèrement baîllante : L’origine du monde de Gustave Courbet.

J’avais vu ce tableau une première fois, il y a bien longtemps, chez Jacques Lacan, dans son domicile de la rue de Lille où il avait consenti à me rencontrer pour évoquer un texte publié en 1965, Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein. J’avais attendu dans l’antichambre tendue de velours bleu nuit où l’on m’avait introduit, avant que, d’une porte à peine visible, il surgisse : « Monsieur », de cette voix bien connue puisque je fréquentais alors le séminaire où il officiait. Un léger hochement de tête, un geste de la main m’invitant à entrer dans son bureau, une belle pièce tout encombrée de livres, de quelques objets insolites, de boites. Je m’y avançais avec émotion– et soudain, brutalement jeté sur mes yeux, ce tableau, ce fameux tableau de Courbet que je n’avais bien sûr jamais vu qu’en reproduction furtive et qui était là, au mur, vivant. Plus petit que dans mon imagination, mais tellement présent, presque palpitant, respirant, odorant. Lacan était debout derrière moi quand je m’en suis approché : « Un mystère, n’est-ce pas ? ». J’étais tétanisé.

Le retrouver à l’issue de ce long piétinement harmonique, cette formidable érection du son, cette naissance d’un monde, du monde, alors que j’étais emporté par ces vagues d’un orchestre qui peu à peu déploie sa peau, ses muscles, sa chair avant que les Filles du Rhin ne lancent leur babil, me ramenait à cette découverte du tableau, plusieurs années auparavant, mon initiation au vertige, en même temps que là, sur cette scène sacralisée du Festspielhaus de Bayreuth, ce sublime sexe ouvert, agrandi, déployé en majesté, était une invitation au voyage que la musique de Wagner allait raconter.

Le centième anniversaire du Ring en 1976, porté par l’imagination de Patrice Chéreau et de son décorateur, Richard Peduzzi, avait aussi, pour la Walkyrie, utilisé un tableau : L’Île des morts d’Arnold Böcklin. Encore une fois, en 2026, pour ce nouvel anniversaire, le cent-cinquantième, la peinture venait projeter une lumière décalée sur le Ring de Wagner.

En 1976, la mort, en 2026, le sexe : rien que de très attendu puisque ce sont les totems universels de la connaissance et de l’appréhension du monde. Pourquoi donc y a-t-il encore du « scandale » qui émane de ces renversements du regard ? L’alliage d’une historicisation du Ring en même temps que son étroit rapport à la mort avait constitué le fonds de la production inoubliable du Ring du centenaire en 1976. L’affichage d’une sexualisation puissante, comme révélation d’un verso inconnu, ouvrait ce Ring du cent-cinquantenaire en cet été 2026.

Nous avons tous intensément réfléchi pour déchiffrer les arcanes de ce qui s’est avéré une pénétration subtile d’un inconscient à la fois de Wagner et de notre époque, celle de toutes les questions agitées depuis une dizaine d’années par les multiples minorités sexuelles qui veulent ériger leurs pratiques en vérités universelles. Le propre d’un spectacle réussi est d’agréger les questions posées par l’œuvre à celles que pose le moment de sa représentation. De L’Île des morts à L’origine du monde, le temps a passé. Pourtant cette image à nu, tissée à la musique, demeure en effet « un mystère, n’est-ce pas ? ».

Mais en 2076, pour le bicentenaire, que sera-ce ? »