Corps sacrés/massacrés

Par Dominique Frétard, correspondante de la section de chorégraphie de l'Académie des beaux-arts

 

 

Café Müller, chorégraphie de Pina Bausch, 1978, Tanztheater Wuppertal.
Café Müller, chorégraphie de Pina Bausch, 1978, Tanztheater Wuppertal. Photo DR

 

 

Une femme avance les bras tendus devant elle. Ses yeux sont fermés. Est-elle aveugle ? Somnambule, peut-être. Surgie du fin fond de la scène, sur la gauche, vêtue d’une sorte de combinaison aux reflets argentés, cette apparition semble porter en elle non seulement le souvenir d’une enfance passée sous les bombes, mais, au-delà, prendre en charge la mémoire collective de la terreur. Passant et repassant sans rien voir, elle finit, sous l’emprise de la répétition même de son trajet, par calmer les corps des danseurs en proie à des gestes désordonnés.

Comme des éclats jetés par intermittence, le sacré serait à l’œuvre.

Cette créature qui apaise l’épouvante est la chorégraphe allemande Pina Bausch dans Café Müller, pièce fondatrice en 1978 d’une œuvre magistrale. Pina Bausch et la guerre, celle de 39-45, vécue dans le café que tiennent ses parents au sud de la Ruhr. Elle a quatre ans. La guerre favorisant le surgissement du sacré, ainsi que l’attestent dans leurs écrits Roger Caillois, ou encore Georges Bataille. Le sacré, indissociable de la violence, de la terreur, de l’abject. Le corps dansant devenant corps-miroir, pour reprendre ici, rapidement et sans complexe, une expression empruntée à l’anthropologue et philosophe René Girard.

Plutôt que de détailler le catalogue des danses étiquetées sacrées depuis la nuit des temps, catalogue certes passionnant mais largement répertorié, on a tenté de savoir ce que nous dit la danse contemporaine à propos du sacré. A-t-elle seulement conservé de ses origines ce pouvoir de croire qu’elle peut métamorphoser les puissances de mort en puissances de vies ?

 

Description d’un combat, chorégraphie de Maguy Marin, création en 2009, Gymnase Aubanel dans le cadre du festival d’Avignon.
Description d’un combat, chorégraphie de Maguy Marin, création en 2009, Gymnase Aubanel dans le cadre du festival d’Avignon.
© Didier Grappe

 

La guerre encore. Maguy Marin, chorégraphe puissante, se saisit en 2009, elle aussi, de la violence meurtrière dans Description d’un combat. Tandis qu’ils se meuvent parmi les morts, les danseurs, sorte d’âmes errantes marmonnant quelques bribes des récits des batailles épiques, font entendre la litanie gémissante de ceux qui agonisent. Des lumières sursaturées balaient l’espace, s’arrêtant, là, sur l’éclat d’une armure soudain magnifiée, ici, sur du sang trop étincelant, ailleurs, brille la noirceur de ce qui est calciné. Transmutation des corps et des objets. De la terre souillée à la terre sacrée.

Quand les valeurs de l’ordre du monde s’inversent, le sacré rôde et tente des percées pour mettre fin au chaos, rétablir l’équilibre de ce qui a été fracassé. Quand le Cinquième commandement – Tu ne tueras point – devient lettre morte. Quand des combattants et des innocents meurent sans pouvoir se défendre. Massacre a pour origine le mot « macecre » qui aurait donné boucherie.

La guerre, pourvoyeuse de sacré. Mais aussi les épidémies imprévisibles et tueuses. Sacrés les corps des danseurs frappés du VIH qui meurent tout au long des années 80 dans l’indifférence générale, sauvés néanmoins de l’oubli en 1995 par Still/Here, une chorégraphie de l’Américain Bill T. Jones. Noir, homosexuel et atteint du virus. Sa danse née d’une foudroyante colère se métamorphose sous nos yeux en une forme d’offrande aux morts, et transcende, en l’illuminant, le projet initial – les danseurs devenant les véhicules d’une pensée orientée vers la consolation, la guérison possible.

Si le sacré ne se décrète pas, il ne saurait pas davantage se manifester quasi simultanément avec les événements violents, inattendus, qui le provoquent. Il lui faut des temps de latence, souvent longs, des temps d’incubation pour s’introduire dans la danse et la traverser. Après sept années à expérimenter des soins prenant en compte le corps et la psyché, le chorégraphe Alain Buffard crée en 1998 Good Boy, un solo-performance dans lequel, sous forme d’un strip-tease médicalisé, il met à distance cette patiente reconstruction, manipulant prothèses et pansements qui l’emmaillotent et le dénudent tour à tour. Parce qu’elle cristallise l’irrationnelle et stigmatisante panique déclenchée par le sida, cette création prend la valeur d’une salvation autant personnelle qu’universelle.

 

Still / Here, conception, chorégraphie, mise en scène, Bill T. Jones, programmation dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 1995.
Still / Here, conception, chorégraphie, mise en scène, Bill T. Jones, programmation dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 1995.
Photo © Michael O’Neill. © Adagp, Paris, 2023

 

Guerres, épidémies Et parfois aussi l’engagement à corps perdu. Sacré le corps de Rudolf Noureev ? Qui après s’être risqué jusqu’à danser avec des cathéters dissimulés sous ses costumes de Prince Charmant, donne et abandonne son corps à la danse jusqu’à son dernier souffle sur la scène de l’Opéra de Paris pour cette ultime Bayadère qu’il a tenu, quelle qu’en soit la douleur, à mener jusqu’à son terme. À l’issue de la première représentation, le 8 octobre 1992, assis dans un vaste fauteuil, les stigmates de sa mort annoncée pour cause de VIH désormais éclatants, Noureev arrive encore à tromper la mort. Le 6 janvier 1993, il s’éteint. Son legs artistique, lui, reste vivant.

Est-il exagéré de parler de sacré quand le courage d’une mission, ici chorégraphique, transcende l’artiste à ce point ? Fait de lui un personnage quasi-nietzschéen. À savoir, un individu ayant le courage d’être soi-même jusqu’au bout de sa vie. Même choix radical pour Pina Bausch qui, en 2009 et face à la maladie, lâche l’œuvre en cours seulement quand la mort ne fait plus aucun doute ?

Le sacré effraie. Il ne se contrôle pas. Il fait irruption. Et les danseurs de très haut niveau, qui mieux que d’autres en pressentent le danger, trouvent mille stratagèmes pour lui échapper, conscients qu’ils transmettent à travers leur excellence quelque chose qui les dépasse, et qui, en les submergeant trop, pourrait les perdre. Dès qu’il sort de scène et comme pour se protéger, et se tenir hors de portée, est-ce pour cette raison que Noureev choisit de surexposer sa vie privée – night-clubs, backrooms, Jackie Kennedy et Dom Pérignon. À l’inverse, Sylvie Guillem, dont les admirateurs disent qu’ils ne peuvent s’empêcher de pleurer quand ils la voient danser, opte pour la disparition. Une fois quitté la scène, surtout que plus personne ne la voie. Ne la regarde.

Surexposition/disparition incarnent les symptômes d’un même refus d’être des idoles à plein temps, sacralisées à leur insu. Humains, juste humains. C’est déjà beaucoup.

Le sacré, comme mise à mort annoncée ?

Nijinski, désigné « dieu de la danse » de son vivant, et interprète légendaire des Ballets russes, qui ne s’est protégé de rien, ni de personne, a vu le piège du sacré se refermer sur lui, au point de n’avoir d’autre échappatoire que la folie. Pourquoi, dès que Diaghilev, son mentor, entrouvre sa cage dorée et l’autorise à chorégraphier, Nijinski n’a de cesse de dézinguer le ballet classique dont il est le héros ? De quoi a-t-il souffert et de quel ordre sont ses blessures pour agir ainsi ?

Nijinski maltraite le ballet parce que lui-même a été maltraité depuis son plus jeune âge. Harcelé sans répit par ses riches camarades de la célèbre École Mariinsky de Saint-Pétersbourg, moquant son accent polonais et sa pauvreté. Laissé pour mort après qu’un de ses camarades, fou de haine devant son génie, tente de le massacrer au cours d’un concours de sauts en hauteur. Des mois d’hôpital. À peine revenu à lui, Nijinski, 13 ans peut-être, griffonne sur un bout de papier qu’il pardonne à son bourreau.

Trop bon, trop docile Nijinski ? Puis, Diaghilev, qui en fait son jeune amant, le tient jalousement serré sous sa coupe quand il comprend que son entreprise des Ballets russes est désormais centrée autour de l’inégalable danseur. Maintenu en permanence au bord de l’implosion, Nijinski, enfin livré à lui-même, alors qu’il s’immerge dans la chorégraphie, en même temps qu’il piétine les codes du ballet, se libère de ses chaînes amoureuses.

Cette révolte, aux allures de vengeance chorégraphique, qui est aussi dédoublement brutal de la personnalité, explose dans Le Sacre du Printemps. Ça ne parle que de ça, de sa maltraitance. Et de la douleur accumulée comme source possible du sacré. L’Élue du Sacre, c’est lui. Il est cette jeune vierge chassée à mort par des vieillards acharnés à requinquer leur libido à l’arrivée du printemps. Nijinski sait ce qu’il veut. Des pieds et des genoux en-dedans, des jambes fléchies, lourdes, des pas qui martèlent la terre à la faire éclater, tandis que la musique de Stravinski sonne l’hallali.

Le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées, Nijinski crée de l’anti-ballet. Il invente du « jamais vu » dans un sentiment d’urgence et de fièvre. C’est à ce titre qu’il a sa place dans cette recherche du sacré dans la danse contemporaine, car son œuvre en est la matrice par bien des aspects. Toujours en 1913, il se marie à Buenos Aires avec une danseuse, Romola de Pulska. Diaghilev le congédie illico. La maltraitance continue. À partir de 1919, Nijinski sombre peu à peu dans la schizophrénie.

Le sacré est scandale, à la vie, à la mort. Ou ne sera pas.