Filmer la tour Eiffel

Entretien avec Simon Brook, réalisateur

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

Simon Brook et son équipe
Simon Brook et son équipe pendant le tournage du 
film La légende vraie de la tour Eiffel.

 

Nadine Eghels : Vous avez réalisé en 2006 La légende vraie de la tour Eiffel. Comment est venue l’idée de ce film entre légende et vérité?

Simon Brook : Cette proposition de docufiction m’a été faite par le producteur Jean-Pierre Dusséaux, avec Pascal Lainé comme scénariste. J’ai aussitôt accepté. La tour Eiffel, j’y allais régulièrement depuis l’âge de six ans, j’étais fasciné, amoureux. Comment raconter l’histoire de sa construction, où commencer et où s’arrêter, comment rendre compte des enjeux de l’époque comme des destinées individuelles, tout cela en quatre-vingt-quinze minutes, telle était la problématique qui s‘offrait à nous. Pascal Lainé a fait un travail de recherche colossal et nous avons concocté ensemble l’histoire de la conception et de la construction. Il faut savoir qu’au départ Eiffel, focalisé sur les ponts et viaducs, était opposé à ce projet. La Tour avait été dessinée par deux de ses ingénieurs, Emile Nouguier et Maurice Koechlin, qui ont imaginé transposer leur technique d’assemblage de pièces d’acier sur une tour de 300 mètres. Ils ont voulu participer au concours, Eiffel a accepté à condition que ce soit en dehors des heures de bureau, son engagement était donc tout à fait mesuré ! Ensuite les deux ingénieurs à l’origine du projet ont été oubliés, Eiffel ayant racheté leurs droits pour une somme symbolique.

 

N.E. : Quel était votre parti pris pour ce film ? Une absolue fidélité à la réalité ?

S.B. : Je pense que la réalité n’existe pas, elle est toujours subjective. Il y a bien sûr des données factuelles, historiques. Tout en optant pour une fidélité totale aux archives qui ont pu être retrouvées, nous avons inventé une histoire sur trois générations afin de restituer le contexte de cette période de grands changements dans la société à travers des personnages de fiction – mais pas totalement car les dialogues sont construits partir de verbatim de l’époque. Comme nous disposions de photos de la construction, j’ai créé un personnage de photographe accompagnant un journaliste qui raconte à la première personne.

 

N.E. : Comment avez-vous utilisé ces photos dans le film ?

S.B. : Nous avons procédé par incrustations des comédiens dans les photos d’époque pour leur donner plus de véracité. Le film est nourri de ces photos qui présentent les personnages dans le décor historique, venant ponctuer les scènes jouées par les comédiens. Le narrateur est un journaliste qui s’intéresse à toute l’actualité, il fait feu de tout bois, des bas-fonds de Pigalle aux formidables avancées de la sidérurgie. C’est d’ailleurs lui qui plus tard couvrira le procès contre Eiffel lors du scandale du canal de Panama. Un scandale énorme, à la suite duquel Eiffel va se retirer de la vie publique. Le quai Eiffel sera débaptisé, et on envisagera de démonter la Tour. Qui heureusement résistera !

 

La structure métallique et géométrique de la tour Eiffel
La structure métallique et géométrique de la tour Eiffel

 

N.E. : Comment filmer la tour Eiffel ?

S.B. : Le format cinématographique est historiquement large et pas très haut, la Tour est haute et pas très large, pour rendre compte de sa hauteur il faut se positionner très loin et on n’en voit plus grand-chose, si on se met tout près on en perd la dimension. Nous avons solutionné ce problème grâce aux photos : un cadre à l’intérieur du cadre permet de passer d’une dimension horizontale à une dimension verticale. Et quand on est sur la tour Eiffel... on ne la voit pas ! On voit Paris en dessous, et la capitale a tellement changé que c’était inimaginable d’en prendre des vues aériennes. Que l‘on soit au sommet ou à un niveau intermédiaire, le fond c’est le ciel, généralement blanc. Nous avons donc reconstruit en région parisienne une partie de la Tour. A dix mètres de hauteur comme à trois cents, le fond est le même : du ciel blanc.

Par chance, nos comédiens étaient prêts à s’instruire sur les méthodes d’assemblage de pièces métalliques et ils sont partis chez des artisans fondeurs pour apprendre à fabriquer des rivets, les chauffer, les enfoncer... tout cela sur une plateforme élevée. Ce fut un travail artisanal dans lequel tout le monde s’est engagé à fond.

 

Assemblage, dans une fonderie, d’une structure, 
copie d’une pièce de la Tour
Assemblage, dans une fonderie, d’une structure, 
copie d’une pièce de la Tour, pour les besoins du film.

 

N.E. : Comment le film a-t-il été diffusé ?

S.B. : Le film a d’abord été diffusé sur Canal + puis diverses chaînes de télévision... et aussi partout dans le monde. La tour Eiffel, c’est l’image de Paris, et aussi une certaine fierté de la France. N’oublions pas le rôle important qui fut le sien pendant la guerre grâce aux relais radios installés à son sommet ! Et puis il y a la beauté du geste... Un geste sans utilité. Un hommage à l’avancée technologique et industrielle de la France de l’époque.

 

N.E. : La musique du film a été composée par Laurent Petitgirard. Comment s’est initiée cette collaboration ?

S.B. : Je ne concevais pas ce film sans une musique originale. On ne peut pas faire un bon film avec de la musique préexistante. J’ai eu de la chance : une fois sollicité, Laurent Petitgirard s’est engagé dans ce projet comme un véritable partenaire artistique. Car ce qui fait vivre la Tour, ce n’est pas juste l’image, c’est la musique, le montage son et le mixage. Il fallait une musique qui participe organiquement au film et soit comme la Tour, nouvelle, inédite et surprenante. Je voulais qu’elle porte aussi les bouleversements de l’époque, que ce soit une musique pleine, et non simplement allègre, joyeuse. Dimension que Laurent Petitgirard a parfaitement rendue dans sa composition.

 

N.E. : A quel moment la composition est-elle intervenue ?

S.B. : On s’est rencontrés avant le tournage pour parler de l’esprit du film. Quand j’ai eu un premier début de montage, je le lui ai montré, ensuite la composition musicale s’est faite parallèlement et en lien avec le montage. Je voulais que la charge émotionnelle passe par la musique... l’enthousiasme comme les doutes, et le défi. Nous étions en dialogue constant. Quand je changeais quelque chose, il s’adaptait, toujours prêt à aller plus loin pour trouver le ton juste à la fois pour le film dans son entièreté et pour la séquence en particulier. C’est plus difficile pour le compositeur car il n’a pas la vision globale du film. Il lui faut prévoir comment cela va s’intégrer dans l’ensemble et être juste pour ce moment précis. Souligner l’allégresse par quelque chose d’assez léger ou au contraire aller dans la gravité de l’époque. La musique s’est écrite séquence par séquence sans qu’il ait vu la totalité du montage mais il avait lu attentivement le scénario, et nous avons beaucoup échangé ! Je garde aussi un souvenir très fort de l’enregistrement, par un orchestre symphonique, qu’il a naturellement dirigé. Magique.

 

N.E. : Le film s’est-il construit au montage ?

S.B. : Pas exactement. C’est une fiction documentée et le scénario était déjà très précis. Nous avions très peu de temps de tournage, et il fallait prévoir aussi le travail d’effets spéciaux etc. Nous n’avons donc pas tourné de plans supplémentaires comme on le ferait dans un documentaire classique. J’ai appris beaucoup de choses en filmant la tour Eiffel... Si je la filmais aujourd’hui, je profiterais sans doute des avancées technologiques, j’utiliserais plus d’images de synthèse etc. Mais là j’avais envie de raconter cette histoire comme un conte. Qu’elle soit accessible à tous et suscite une fascination comme celle que j’éprouvais enfant. Je me suis focalisé sur l’aventure de la Tour, pas du tout sur la vie privée d’Eiffel. Une épopée incroyable, qui fait encore rêver !