Filmer le sport : la ligne dramatique

Entretien avec Régis Wargnier, membre de la section des créations artistiques dans le cinéma et l'audiovisuel.

Nadine Eghels : Vous avez réalisé dernièrement La ligne droite, un film dont les personnages s’adonnent à la course à pied, mais le sport est présent depuis longtemps dans votre cinéma. En quoi le sport est-il une source d’inspiration pour vous ?

Régis Wargnier : En effet le sport a toujours été très présent même si cette intention n’est pas affirmée au départ. Dans mon premier film, La femme de ma vie, Jean-Louis Trintignant joue le rôle d’un ancien navigateur ; dans Indochine le personnage joué par Vincent Perez fait partie d’une troupe d’aviron de la marine dans une course ils sont opposés à une équipe formée par les coolies, et cette image des rameurs revient d’ailleurs à la fin du film. Dans Une femme française, il y a une scène allégorique, que j’aime beaucoup, une scène de trapèze avec une femme qui voltige entre deux hommes. Dans le film Est-Ouest le jeune russe orphelin, Sacha, est un nageur engagé dans l’équipe nationale d’URSS où il représente l’Ukraine, s’il gagne il fera partie d’une délégation de natation qui ira à Vienne, mais il sera envoyé à Odessa, et finalement gagnera l’Ouest à la nage en traversant le détroit pour rejoindre un cargo au large ; il passe ainsi de la piscine au fleuve, et du fleuve à la Mer Noire. J’ai fait un film anglais sur des anthropologues qui passent leur temps à cheval, dans un endroit très reculé qui abrite leurs recherches. Et on arrive à La ligne droite où le sport est vraiment central.

 

N.E. : Comment est né le projet de ce film ?

R.W. : Je suis un fan d’athlétisme, et comme Paris allait accueillir les championnats du monde, j’avais proposé à France télévision un sujet sur l’athlétisme, un sport que les gens connaissent mal, beaucoup moins bien que le football, le rugby ou le tennis. J’avais le projet de filmer de très grands athlètes, de les suivre jusqu’avant la finale. Je pensais à l’éthiopien coureur de fond Haile Gebreselassié, à la championne allemande de saut en longueur Heike Drechsler, au marocain Hicham El Guerrouj pour le demi-fond. Ils ont tous les trois accepté et je suis allé les filmer huit jours chez eux. Ce furent des semaines passionnantes, qui ont abouti à ce documentaire devenu culte, intitulé Cœur d’athlètes. Il a été diffusé très souvent sur les chaînes publiques chaque fois qu’il y avait un championnat. Je les ai ensuite filmés lors de leur arrivée à Paris, et jusqu’aux compétitions, ce qui a constitué la matière d’un autre documentaire, D’or et d’argent. C’est en suivant Hicham El Guerrouj à l’entraînement à Charlety, que j’ai vu une scène qui m’a marqué : des gens sont arrivés, tenant d’autres par la main. Ensuite un guide, volontaire et bénévole, a pris un athlète non-voyant en charge, et il s’est mis à courir en le tenant relié par un fil.

J’ai été saisi par cette image du fil reliant un guide qui, sur les tablettes, n’existe pas, à un athlète, qui sans lui ne voit pas où il va. Pour le guide, l’effacement est total : il faut que dans les derniers mètres il laisse l’athlète passer devant lui et franchir le premier la ligne d’arrivée, sinon ils sont disqualifiés. Cette thématique du binôme constitué par l’athlète non-voyant et son guide contenait tout ce qui m’intéresse dans le sport : l’effort, la concentration, le doute, le dépassement, l’adversité. Dans le film c’est Rachida Brakni qui joue la guide d’un jeune homme non-voyant qui a perdu la vue accidentellement ; il y a d’abord une phase de colère, de refus puis d’acceptation du handicap. Quand il commence à reprendre goût à la vie, elle croit que c’est gagné...puis c’est l’accident, car ils vont trop vite. Viendra ensuite la reconquête, avec cette fois la sûreté. Nous avons eu le droit, exceptionnel, d’inscrire notre course au milieu du grand meeting Areva au stade de France. Le tournage de notre scène s’est déroulé devant 46000 spectateurs (qui avaient été prévenus), et nous n’avions droit qu’à une seule prise ! Mais malheureusement, c’est Rachida qui s’est blessée juste avant, une rupture du tendon d’Achille. J’ai donc, en vingt-quatre heures, modifié le scénario en y intégrant sa blessure bien réelle, et j’ai mis quelqu’un d’autre à sa place pour la course, qui la remplaçait dans la fiction comme dans la réalité.

 

N.E. : Vous aviez choisi pour ce rôle une actrice qui était vraiment une coureuse ?

R.W. : Oui, Rachida avait un passé d’athlète, quand elle avait dix-huit ans elle courait le 200 mètres et elle a une belle foulée ! Je dois préciser que si ce film a pu se faire, c’est grâce à l’aide de la Fédération d’athlétisme, qui nous a aussi permis de filmer notre course dans le cadre du meeting au stade de France, de travailler à Charlety, d’inscrire nos deux acteurs à l’INSEP au Bois de Vincennes où ils se sont entraînés avec des sportifs de haut niveau et des entraîneurs officiels qui les ont intégrés dans leurs groupes.

 

N.E. : Pour les autres films, les personnages sportifs étaient joués par des doublures ?

R.W. : Pour certaines scènes d’Est-Ouest, oui, par exemple quand le nageur russe se retrouve dans le détroit d’Odessa, avec une mer très houleuse, il fallait un nageur professionnel et nous avons eu la chance de tourner avec d’anciens champions d’Ukraine. Pour Indochine, nous n’avons pas trouvé en Malaisie, où se tournait le film, une équipe de rameurs à la peau blanche, et nous sommes allés les chercher à Hong-Kong où il y avait un club de rameurs britanniques. Vincent Perez a donc été s’entraîner avec eux, et ensuite ils nous ont rejoints sur le tournage à Ipoh. Le jour de la première d’Indochine à New York, un de ces rameurs est même venu nous voir !

 

N.E. : Pourquoi le sport est-il tellement cinématographique ?

R.W. : Actuellement il faut aborder autrement le sport au cinéma, car il y a une extraordinaire et imbattable concurrence de la télévision, qui filme avec 25 caméras, au centième de seconde, sous tous les axes, et vous avez une image très belle qui en plus vous est renvoyée au ralenti. Au cinéma on n’a pas les moyens de filmer comme cela, notre force est de nature dramatique, nous devons inclure les personnages dans une histoire forte. C’est la raison pour laquelle il y a très peu de films sur le sport. Par exemple il n’y a pas de grand film sur le foot, pourtant il y a des figures intéressantes ! Le seul sport sur lequel il y a davantage de films, c’est la boxe, mais c’est aussi à cause de l’environnement ; ce sont souvent des films noirs, avec des mafieux, qui permettent de plonger dans un milieu social au bord de la délinquance, on est proche du polar. En ce qui concerne la course automobile, il y a quelques films, avec Steve Mac Queen notamment... Il y a eu aussi quelques films intéressants sur le rugby - pas celui de Clint Eastwood, qui ne s’est en fait pas du tout intéressé au rugby, laissant toutes les prises de vue du jeu filmer par une seconde équipe, - comme Le prix d’un homme, de Lindsay Anderson, un film très dur mais très sauvage, en 1963. Toujours dans les années soixante, un autre film anglais, La solitude du coureur de fond, de Tony Richardson, magnifique, et Un enfant de Calabre, de Comencini. Et récemment Jappeloup, sur l’équitation, de et avec Guillaume Canet, qui est cavalier, et auquel Pierre Durand lui-même (le cavalier dont le film raconte la destinée) a collaboré.

 

N.E. : Peut-être faut-il mieux mettre ces films en valeur ?

R.W. : Le Prix Victor Noury, Prix de cinéma de l'Institut décerné sur proposition de l’Académie des Beaux-Arts, vient de récompenser un jeune cinéaste, Sacha Wolff, auteur d’un film formidable sur le rugby, une fiction intitulée Samouraï. Ce cinéaste a eu une formation de documentariste à la Femis, on s’en rend compte à sa manière de filmer le sport, mais en même temps il a réalisé une fiction passionnante avec des personnages attachants.

 

N.E. : Pourquoi si peu de films finalement ?

R.W. : Le sport est un immense sujet, mais il fait peur aux cinéastes qui se disent que leurs images seront moins riches que celles de la télévision... Au cinéma, nous devons donc inscrire le sport dans une ligne dramatique, le sport de peut pas être le sujet principal, c’est une des activités, voire la passion de notre héros. Et la nôtre.

Rachida Brakni (Leïla) et Cyril Descours (Yannick) dans « La Ligne droite », film français réalisé par Régis Wargnier, sorti en 2011, qui traite de l'athlétisme handisport. Photo Stéphane Kempinaire.
Rachida Brakni (Leïla) et Cyril Descours (Yannick) dans « La Ligne droite », film français réalisé par Régis Wargnier, sorti en 2011, qui traite de l'athlétisme handisport. Photo Stéphane Kempinaire.