J.-S. Bach et le sacré

Par Gilles Cantagrel, correspondant de la section de composition musicale de l'Académie des beaux-arts

 

 

Elias Gottlob Haussmann (1695–1774), Portrait de Jean-Sébastien Bach tenant la partition de son Canon triplex à 6 voix BWV 1076, 1746, huile sur toile, 78 x 61 cm.
Elias Gottlob Haussmann (1695–1774), Portrait de Jean-Sébastien Bach tenant la partition de son Canon triplex à 6 voix BWV 1076, 1746, huile sur toile, 78 x 61 cm. Musée d’Histoire de la ville de Leipzig

 

Fin connaisseur de la Bible, voici le vieux Goethe devant la musique de Bach. Il se confie à son cher ami Zelter : c’est « ... comme si l’harmonie éternelle s’entretenait avec elle-même, ainsi que cela a dû se passer dans le sein même de Dieu peu avant la création du monde ».

Mais alors, pourquoi déplorer que Bach n’ait jamais écrit d’opéra à la mode, contrairement à tous ses contemporains ? Tout simplement parce qu’il a traité musicalement le texte le plus dramatique et le plus profond qui soit, celui de la Passion et de la mort du Christ. Le livret de la Passion selon saint Matthieu n’a-t-il pas eu pour lui plus d’intérêt que ceux des aventures du roi de Perse Artaxerxès ou d’Alexandre aux Indes, troussés par l’inévitable Pietro Metastasio ?

La famille Bach possédait plusieurs éditions de la Bible, dans la splendide traduction de Luther. L’exemplaire personnel que possède le musicien porte du début à la fin ses minutieuses corrections et ses commentaires, à l’encre noire et même à l’encre rouge. Dans son importante bibliothèque religieuse, il possédait plusieurs bibles, dont une en trois volumes, un grand in-folio qu’il a daté et marqué de son monogramme. La sienne. Non seulement il l’a lue du début à la fin, de la Genèse à l’Apocalypse, mais plume à la main, il en a corrigé les erreurs typographiques, et ajouté ses propres commentaires personnels. Ainsi, lui qui n’a quasiment jamais rien écrit sur son art, mais qui nous laisse une œuvre à questionner, commente dans les Écritures saintes la musique que l’on peut entendre lors de la consécration du nouveau temple de Jérusalem : « une preuve splendide qu’à côté d’autres dispositions du culte, la musique a tout particulièrement été ordonnée par l’Esprit de Dieu par l’intermédiaire de David ». Rien ne l’en fera démordre, rien ne peut l’en détourner.

 

Auteur inconnu, Jean-Sébastien Bach au clavecin, avec sa famille pour la prière du matin, vu par le romantisme du XIXe siècle..., gravure sur bois, non datée.
Auteur inconnu, Jean-Sébastien Bach au clavecin, avec sa famille pour la prière du matin, vu par le romantisme du XIXe siècle..., gravure sur bois, non datée.

 

Lorsque l’avant-dernier fils, encore au foyer, va quitter, à 17 ans, ses parents pour ne jamais les revoir, sa mère, Anna Magdalena, lui offre une Bible de poche, précieux viatique, avec une dédicace aussi personnelle qu’émouvante : « En souvenir éternel et pour son édification chrétienne, Anna Magdalena Bach, née Wilcke, offre à son cher fils ce livre merveilleux. Ta maman fidèle et bienveillante, Leipzig, 25 décembre 1749 ». Jean-Sébastien, lui, est déjà aveugle et ne peut plus écrire. Ce « livre merveilleux », ou ailleurs les « magnifiques écrits allemands de feu le Dr. M. Luther » : la référence à la Bible et à Luther est permanente, Bach en possède tous les écrits dans sa bibliothèque... et dans sa mémoire. Quand il fait chanter le texte évangélique de Matthieu, dans la Passion, il l’écrit à l’encre rouge, et les commentaires en noir. Car c’est bien là qu’est l’essentiel.

Fervent luthérien, il est un peu en son siècle un nouveau Luther, entouré d’enfants et d’amis avec qui on chante en famille matin et soir, et aimant la vie sous toutes ses formes. On prête à Luther d’avoir dit « Qui n’aime ni le vin, ni les femmes, ni le chant, celui-là est un sot et le demeurera sa vie durant ». Bach doit le penser ainsi. Et comme Luther il a pris avec l’âge un embonpoint rassurant. Voyez son portrait, sa légère couperose, l’épaisseur de ses puissantes mains... Mais cela n’empêche en rien de vivre en communion avec le sacré. Il a adopté les cinq « soli » de Luther, Sola gratia, Soli Deo gloria, etc. Toute son œuvre, toute sa vie est placée sous ce signe : à Dieu seul, la gloire. Et il signe les autographes de nombreuses partitions des trois lettres SDG, Soli Deo Gloria.

Et lorsqu’à la fin de son existence terrestre, il assemble les morceaux épars qui vont constituer la Messe en si mineur, et qu’il arrive au bout du Credo, il proclame, certes, qu’il attend la résurrection des morts ; mais dans des harmonies étrangement torturées, il avoue être la proie d’un terrible doute : se pose-t-il la question, comme saint Matthieu, « n’ai-je pas bâti sur du sable » ? Mais il y répond « Et iterum venturus est », et j’attends la vie des siècles à venir. Cette vie du futur, peut-être l’a-t-il trouvée. Mais nous, nous l’avons trouvée et la partageons.

Il y a du moine laïc, chez notre musicien, avec la ferme assurance d’un homme « ivre de Dieu », pour reprendre le mot que Novalis applique à Spinoza. Quoi qu’il lui arrive, quoi qu’il compose, cantates, mais aussi bien concertos, oratorios ou sonates, et même quand on festoie, que l’on danse, c’est autant de façons de louer Dieu dans sa création. Et que dire de sa musique !

Dans une lettre où il relate sa tristesse devant la conduite d’un fils dévoyé, il se confie par ces mots : « Ainsi, il me faut porter ma croix avec patience », nourri qu’il est par l’Imitation de Jésus Christ du théologien médiéval Thomas a Kempis. Ce qu’il chante dans la cantate BWV 56, « Ich will mein Kreuzstab gerne tragen » (Je porterai volontiers ma croix) : un lamento aux motifs de soupirs, une phrase du soliste qui s’élève sur un profil résolu, quasi héroïque en un arpège ascendant volontaire, mais ne peut atteindre son but que difficilement, comme s’affaissant sous le poids de la syllabe Kreuz (croix). Et bientôt, la phrase retombe en un geste sonore de lassitude, dans les méandres descendants de longues vocalises. Motifs de soupirs, chromatismes de l’affliction. Il faut attendre la fin de cet air désolé pour trouver la résolution du dilemme entre courage et lassitude : « Là, je me déferai de toutes mes peines dans la tombe... ». Et la fin de la cantate, « Viens, ô mort, sœur du sommeil, viens, et emmène-moi au loin... Prends le gouvernail de mon esquif, mène-moi à bon port ! ». Tout le langage musical des quelque deux cents cantates est un permanent commentaire des Écritures, que Bach connaît mot à mot.

Alors qu’il se sait à l’article de la mort, il reprend un de ses anciens chorals, « Quand nous sommes dans une grande détresse », pour lui appliquer d’autres paroles qui se chantent sur la même mélodie, un texte vieux d’un siècle, « Devant ton trône je vais comparaître ». Serein. Grave. Profond.