Par Manuel Cornejo, chercheur associé de l’IReMus
[article issu de la Lettre de l'Académie n°102, L'artiste foudroyé]

le 2 novembre 1937 chez madame Jacques Meyer. Il meurt peu de temps après dans une maison de santé de la ville d'Auteuil, le 28 décembre.
Auteur inconnu.
Maurice Ravel est sans conteste l’un des cas les plus pathétiques de compositeurs ayant dû cesser de composer en raison d’une maladie neurologique assez subite. Certes, le musicien fut toujours de constitution chétive, ce qui lui valut d’être exempté du service militaire à vingt ans (1895) « pour infirmités ». En septembre 1914, lorsqu’il souhaita, dans un élan patriotique, s’engager volontairement dans l’armée française, dans un premier temps on le lui refusa lors d’une visite médicale à Bayonne au motif qu’il lui manquait deux kilos – il ne pesait que 48 kilos pour une taille de 1,61 m. À force d’obstination et de piston, Ravel fut engagé dans un service auxiliaire comme conducteur de camions militaires, se formant à Paris de mars 1915 à mars 1916, puis étant affecté vers Verdun de mars 1916 à mars 1917. La guerre épuisa Ravel, qui perdit encore trois kilos pour n’en plus peser que quarante-cinq, de sorte qu’il fut réformé en 1917 pour « insuffisance constitutionnelle de développement thoracique et musculaire ».
Bien que malingre, Maurice Ravel mit toute son énergie dans la composition de chefs-d’œuvre pendant près de quatre décennies, de la Habanera et du Menuet antique en 1895 à Don Quichotte à Dulcinée en 1932. Parfois son état de santé nécessita une interruption d’activité. Ainsi, après qu’on lui ait diagnostiqué des ganglions tuberculeux à l’Hôpital Lariboisière le 11 novembre 1918, il dut faire une cure de santé de quelques mois à Megève au premier trimestre 1919. Pour ses compositions, Ravel n’hésita pas à travailler plus que de raison, jusqu’à l’épuisement, rognant beaucoup sur son sommeil. Ainsi, en 1927, après l’achèvement de sa Sonate pour violon et piano (1923-1927), ralentie par la fin de composition de L’Enfant et les Sortilèges (1919-1925), Ravel connut un état de fatigue avancé, qui semble expliquer des trous de mémoire lors de l’exécution en public de sa sonate.
Après la composition simultanée des deux Concertos (1928-1931), le compositeur espérait jouer lui-même au piano son Concerto pour piano et orchestre sur les cinq continents, mais son état de santé l’en empêcha, sans compter les difficultés techniques de l’œuvre. Il désigna Marguerite Long pour le remplacer comme soliste, se contentant de diriger son concerto à vingt-deux reprises à travers l’Europe en 1932.

C’est précisément cette année-là que survinrent les premiers véritables symptômes d’un mal plus grave. L’été 1932, Ravel, qui fut toujours un excellent nageur, se trouva dans l’incapacité de regagner le rivage à Ciboure et fit la planche au large en attendant d’être secouru par un ami. Le même été, voulant lancer un caillou pour faire des ricochets dans la mer, il le lança par erreur au visage de Marie Gaudin, une proche amie de Saint-Jean-de-Luz. Progressivement, il eut du mal à coordonner ses gestes, qui devinrent plus lents. Il connut des difficultés et des pannes d’écriture, multipliant les inversions de lettres et les ratures. La nuit du 8 octobre 1932, Ravel eut un accident de taxi à Paris en rentrant d’un concert, il fut légèrement blessé, mais, contrairement à certaines affirmations, ce n’est pas cet accident qui est à l’origine de la maladie de Ravel, installée au moins depuis plusieurs mois. Victime d’une atrophie cérébrale circonscrite et progressive (maladie de Pick), selon le Pr Théophile Alajouanine, Ravel devint apraxique et aphasique. Même signer un simple autographe devint une torture. Écrire une lettre pouvait lui prendre plusieurs jours entiers. Il tint parfois ses couverts à l’envers sans s’en rendre compte, manqua de se brûler avec sa cigarette tenue elle aussi à l’envers, se perdit en forêt lors de ses promenades autour de sa maison de Montfort-l’Amaury. Il avait de plus en plus de mal à reconnaître sa musique aux derniers concerts auxquels il assista. Malgré l’avis négatif de nombreux neurologues, une opération au cerveau fut tentée, le 17 décembre 1937, par le Pr Clovis Vincent, à la clinique de la rue Boileau à Paris. Maurice Ravel ne survécut pas à l’opération, vaine car il n’avait aucune tumeur, et, après un coma de dix jours, il mourut le 28 décembre 1937 à 3h25 du matin, âgé de soixante-deux ans.
Le plus dramatique dans l’arrêt brutal de la production de Maurice Ravel, c’est qu’il eut parfaitement conscience de son mal. Il répétait à son amie Hélène Jourdan-Morhange : « J’ai tant de musique dans la tête ». Entre frustration et désespoir, il dit à son ami Jacques de Zogheb : « Pourquoi est-ce arrivé à moi ? Pourquoi ?... J’avais écrit des choses pas mal, n’est-ce pas ? ». Le 20 mai 1935, aux obsèques de Paul Dukas au Père-Lachaise, Ravel déclara à Charles Koechlin : « J’ai noté un thème dans ma tête et je puis peut-être encore écrire de la musique ». Malheureusement, il était désormais incapable de composer et les mélomanes sont privés de plusieurs œuvres que Ravel avait en tête à la fin de sa vie.
Tout d’abord Jeanne d’Arc, drame lyrique d’après le roman de Joseph Delteil, auquel Ravel songeait depuis début 1929. Dès 1933, Ravel fut conscient de son impossibilité de composer l’œuvre et fit part de son désarroi à Valentine Hugo : « Je ne ferai jamais ma Jeanne d’Arc, cet opéra est là, dans ma tête, je l’entends, mais je ne l’écrirai plus jamais, c’est fini, je ne peux plus écrire ma musique ».
À compter de fin 1929, Ravel projeta Dédale 39, poème symphonique en hommage à l’aviation, « un avion en ut » disait-il, pour le Boston Symphony Orchestra et son chef Serge Koussevitzky. Depuis 1931, il avait également mûri deux autres œuvres : Le Chapeau chinois, sur un livret de Franc-Nohain, vingt ans après L’Heure espagnole, et une opérette au titre inconnu sur un livret de Jacques Bousquet. Enfin, Ravel médita une pantomime arabe inspirée des Mille et une Nuits, commandée l’été 1932 par Ida Rubinstein, commanditaire et dédicataire du Bolero en 1928. Le projet l’enthousiasmait : « Ce sera magnifique, il y aura du sang, de la volupté et de la mort ». Cependant, comme l’écrivit Ravel dans un poignant billet de 1933-1934 : « Cette charmante Morgiane me fait perdre le peu de cerveau qui me reste ».
Bibliographie : Manuel Cornejo, Maurice Ravel, Correspondance, écrits et entretiens, Gallimard, 2025