La danse est un engagement

Entretien avec Brigitte Lefèvre, ancienne directrice de la danse de l’Opéra national de Paris (1995-2014)
Propos recueillis par Nadine Eghels

 

Brigitte Lefèvre, ancienne directrice de la danse de l’Opéra national de Paris (1995-2014)
Photo : Juan García Aunión / Alamy

 

Nadine Eghels : Vous avez quitté en 2014 vos fonctions de directrice de la Danse à l’Opéra de Paris. Quels sont les axes que vous avez privilégiés à ce poste crucial ?
Brigitte Lefèvre : La vie est une accumulation de strates, la mienne aussi est jalonnée d’étapes importantes. Entrer à l’école de danse, être engagée dans le corps de ballet, prendre conscience de ce que l’art est très bien représenté dans cette magnifique institution qu’est l’Opéra de Paris, mais vouloir en faire profiter un plus large public. À un certain moment j’ai compris que tout ce que j’avais appris comme danseuse à l’opéra, je pouvais le mettre en pratique en quittant l’institution. J’ai ouvert la porte, et je ne l’ai jamais refermée. Cela m’a permis de fonder une compagnie de danse contemporaine, avec un petit nombre de danseurs, de l’installer à la Rochelle dans le cadre d’une décentralisation, avec l’ambition d’aller vers les publics les plus divers, éloignés du monde artistique, dans les prisons, les hôpitaux, les écoles... Cela ne nous était pas demandé mais c’était pour nous une obligation, qui s’inscrivait naturellement dans notre pratique. Tout ce que j’avais appris, il me fallait le redonner. J’aimais cette multiplicité qui partait toujours du même socle : l’énergie d’une artiste, accompagnée d’autres, pour faire en sorte que la vie de tous soit plus intense. Après quelques années de ce travail de compagnie où j’ai adoré danser et chorégraphier, une nouvelle génération arrivait, très talentueuse, soutenue par le ministère de la culture dirigé par Jack Lang. Et peu après, on m’a demandé d’intégrer ce ministère de la culture, ce qui m’a beaucoup étonnée... mais j’ai accepté.

N.E. : C’était un grand virage...
B.L. : Cela m’a beaucoup appris du fonctionnement administratif de la culture. Assez rapidement il y a eu un changement de gouvernement et François Léotard m’a nommée déléguée à la Danse. Il avait fait le choix audacieux d’une artiste plutôt que de faire appel à un énarque. Cela a été passionnant. Je me suis retrouvée à défendre des projets artistiques, à les mettre en relation avec l’Éducation nationale – ensemble nous avons créé un diplôme d’état –, j’ai contribué au développement des centres chorégraphiques mais aussi à la possibilité des compagnies de se faire connaître. J’avais autour de moi une équipe formidable qui me soutenait dans ces projets. Les gouvernements ont changé mais je suis restée un bon nombre d’années, poursuivant ce travail entre le terrain et les cabinets ministériels ; tout cela a constitué un autre socle. Mais le plus important est ce que j’ai appris de l’opéra : en y allant et en le quittant.

N.E. : Et vous y êtes revenue...
B.L. : Avec l’ouverture de l’Opéra Bastille, la maison a beaucoup grandi. J’ai alors été appelée par Jack Lang qui m’a proposé de devenir administratrice générale de l’Opéra Garnier. Peu d’hésitation, l’appel de la maison était puissant. Le directeur de la danse était Patrick Dupont, le directeur général Jean-Paul Cluzel et l’administrateur général de Bastille Jean-Marie Blanchard. Nous avions fait le serment de nous parler franchement en cas de problème. Cette alliance était importante car les deux structures se construisaient ensemble, pour former cette entité Opéra, avec deux grands théâtres et tout ce qu’elle représentait, aux plans culturel, artistique et administratif. Les enjeux étaient communs, le souci de s’adresser à un public plus populaire, avec une volonté d’économie d’échelle qui ne s’est pas vraiment concrétisée. Changement de gouvernement à nouveau. Est arrivé Hugues Gall qui a complètement modifié l’organigramme. Directeur tout puissant, il m’a proposé de devenir directrice de la danse. Cela m’avait intéressée d’être administratrice générale, j’ai compris comment l’institution fonctionnait, et contribué à la faire évoluer de l’intérieur. Une démarche non révolutionnaire, mais évolutionnaire. Mais j’étais si heureuse de revenir sur le terrain chorégraphique ! J’y suis restée pendant près de vingt ans.

NE. : Au cours de ces années quels ont été les principaux enjeux de votre mission ?
B.L. : J’avais une confiance énorme en Hugues Gall, et il m’accordait la sienne. Son action a été fondatrice, jetant les bases de ce qu’est devenu l’Opéra de Paris. Hugues avait une expérience opératique immense, arrivait de Genève, et moi je savais ce qu’était le travail de terrain. J’avais conscience de l’honneur qui m’était fait et en même temps de la responsabilité que j’endossais. Il fallait provoquer des rencontres insolites, comme celle de Paul Andreu et d’un jeune chorégraphe, Nicolas Paul. Veiller à ne pas déconnecter le palais doré du terrain des expérimentations. Prendre le relais d’une histoire et faire en sorte qu’elle continue. S’arranger pour que les projets entrent dans un budget et dans un planning... car le véritable chef de l’opéra, c’est le responsable des plannings. Il est le maître du temps. On a impulsé tout cela, avec une gestion moderne. Ce qui est formidable à l’opéra, c’est cette réunion de compétences, cette volonté d’avancer, cette exigence qualitative. L’opéra requiert qu’on s’y consacre totalement. C’est une maison qui a ses règles, avec les partenaires sociaux qui parfois s’opposent à la direction artistique. Il y a des fonctionnements très formalisés et par ailleurs toute place à l’invention. C’est un lieu de croisement où on est ensemble, où on fait ensemble. Quand on y arrive, on sait qu’il va se passer quelque chose. Même si on est confronté à des problèmes d’organisation, de planning etc., les savoirs faire qui y sont réunis doivent irradier, afin d’être partagés, transmis. Avec toujours le souci de l’excellence. Tels sont les enjeux qui sont les nôtres.

N.E. : Qu’est-ce qui différencie le ballet de l’opéra d’un centre chorégraphique qui aurait les mêmes moyens ?
B.L. : C’est l’école de danse qui permet saison après saison de constituer le corps de ballet de l’Opéra de Paris. C’est une grande chance d’avoir l’école au sein de l’opéra, même si elle est souvent critiquée pour sa rigueur, laquelle est toutefois indispensable. Elle s’est ouverte à des jeunes issus de milieux différents, qui s’y consacrent avec ardeur. Car la danse est un engagement. Noureev a ancré à l’Opéra de Paris des ballets qui constituent le grand répertoire académique. Même s’il était parfois critiqué pour son exigence dans la façon d’aborder la danse, ses chorégraphies ont marqué l’histoire, assurant la transition avec le passé. Ce qui ne doit pas exclure l’acquisition d’œuvres contemporaines, ce qui dès mon arrivée me tenait particulièrement à cœur.

N.E. : Pour les danseurs, qu’est-ce que l’Opéra de Paris apporte de surcroît ?
B.L. : Le sentiment d’appartenance à une grande maison, chargée d’histoire, où on croise aussi chanteurs, scénographes, musiciens, metteurs en scène, techniciens... Même si elles sont assez sectorisées, toutes les disciplines artistiques s’y retrouvent. Et les danseurs les côtoient. L’opéra, c’est l’art total. Il faut continuer à le faire évoluer afin qu’il soit aussi le reflet de son époque. C’est tout l’enjeu de cette magnifique maison qu’est l’Opéra de Paris. Chacun doit en être conscient, et porteur.