À la redécouverte de la tragédie lyrique : une aventure française

Par William Christie, de la section des Membres libres, claveciniste et chef d’orchestre

 

Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants
Représentation, à l'Opéra Comique de Paris, de l'opéra Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants, dans la production de 1986. Guy de Mey et Howard Crook (Atys), Monique Zanetti et Françoise Semellaz (Doris), Ann Monoyios et Agnès Mellon (Sangaride), Jennifer Smith (Cybèle). 
Direction musicale William Christie, mise en scène Jean-Marie Villégier, Chorégraphie Francine Lancelot.
Photo Michel Szabo - Les Arts Florissants

 

Aujourd’hui, il n’est plus une maison d’opéra, en France, qui ne programme dans sa saison musicale un opéra baroque. Monteverdi, Haendel, Lully, Purcell, Rameau sont des noms familiers du public mélomane. Mais il n’en a pas toujours été de même – loin s’en faut. Lorsque j’ai créé mon ensemble Les Arts Florissants, en 1979, ces mêmes salles étaient plus que rétives à présenter un répertoire « pré-mozartien », et plus encore les tragédies lyriques, les opéra ballets, les pastorales ou les comédies lyriques de compositeurs français. Alors me direz-vous, comment un tel retournement de situation a-t-il pu se produire ? Comment est advenu ce que je caractériserais comme l’un des événements musicaux les plus importants de la fin du XXe siècle – je veux parler de la redécouverte de la musique baroque en France, et plus particulièrement, de la tragédie lyrique ?

Mais d’ailleurs, qu’est-ce que la tragédie lyrique ? Tout simplement, la forme musicale et théâtrale la plus complète et la plus importante du règne de Louis XIV : une forme inventée par le roi lui-même. N’oublions pas que pendant tout le XVIIe siècle, le théâtre était considéré comme l’une des formes les plus prisées, les plus évoluées de la culture française. La langue française – et c’est là un sujet qui fascine Les Arts Florissants depuis leur création – était alors arrivée à son apogée : une langue qui servait comme modèle d’éloquence, de raffinement, de beauté, de compréhension pour le monde entier ; une langue qui suscitait l’envie de toutes les autres cours royales d’Europe ; une langue qui inspira les Racine, les Corneille, les Molière et les Quinault. C’est dans ce même moment que naît la tragédie lyrique : témoignage d’une synthèse parfaite entre le théâtre classique et le récitatif musical venant d’Italie dans les bagages d’un certain Lully. Et c’est le roi, avec la complicité de Lully, qui provoque cette synthèse de génie en alliant la musicalité de la langue avec la musique – toute la richesse du continuo italien, associée à la beauté du théâtre classique français. Pour moi, la tragédie-lyrique est une forme quasi parfaite. Le plaisir que j’éprouve en écoutant cet extraordinaire équilibre entre paroles et musique m’émeut et je m’efforce de le partager avec un public de plus en plus nombreux.

Pourtant, passé le temps du roi-soleil, ces pièces eurent à subir plusieurs siècles d’oubli. Et il aura fallu plus de 300 ans pour que revoie le jour l’une des plus glorieuses tragédies-lyriques de Lully : Atys, surnommée « la tragédie du roi » ou « l’opéra du roi », du vivant même de Louis XIV...

La recréation d’Atys en 1987 a marqué un tournant. Et je peux dire en toute modestie que mon ensemble Les Arts Florissants a largement contribué à cette redécouverte. C’est en 1985 que Massimo Bogianckino – qui était alors directeur de l’Opéra de Paris – fit appel à moi pour un projet de grande envergure : recréer Atys, à l’occasion du tricentenaire de la mort de Lully. Pour une institution telle que l’Opéra de Paris il s’agissait d’une entreprise tout à fait nouvelle, qui mettait soudain en lumière le travail d’une poignée de musiciens, musicologues et chercheurs passionnés qui depuis quelques décennies s’étaient emparés de ce matériau quasiment inédit. Pour moi, c’était l’opportunité d’une vie. Imaginez-vous cela : recréer une œuvre qui n’avait plus été jouée depuis sa création en 1676, du vivant même de Louis XIV ! Avec mon Ensemble Les Arts Florissants, nous avons donc mis à profit nos quelque quinze années de travail, de recherche et d’interprétation, pour redonner vie à Atys.

 

Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), à l'Opéra Comique de Paris (1989) par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants. Photo Michel Szabo - Les Arts Florissants
Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), à l'Opéra Comique de Paris (1989) par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants. Photo Michel Szabo - Les Arts Florissants

 

Mais nous n’étions pas seuls : il nous fallait un complice du côté du théâtre, pour nous aider dans cette résurrection. Cette personne fut Jean-Marie Villégier. Il devint mon conseiller, mon inspirateur, en quelque sorte mon catalyseur pour approfondir les rapports entre paroles et musique. Avec lui ont commencé des années riches de découvertes et de créations, dont l’événement le plus spectaculaire fut certainement la production d’Atys, où nous travaillâmes tous deux avec Francine Lancelot, historienne de la danse et chorégraphe. Grâce à ces glorieuses collaborations, nous avons pu révéler à un public français et international la grandeur musicale et théâtrale de ces œuvres qui avaient langui dans l’oubli et le manque d’appréciation.

Quels furent les ingrédients de cette redécouverte ? Bien évidemment, et tout premièrement, il faut ici citer le travail des musicologues et l’interprétation historiquement informée d’une nouvelle génération de musiciens. Il a fallu des études approfondies non seulement sur la technique vocale de l’époque, mais aussi sur la déclamation, la prononciation, l’ornementation, en un mot toute la rhétorique qui accompagne le chant ancien. La musique baroque est toute entière portée par un désir de communiquer, un art de toucher et de convaincre, qui trouve sa forme la plus accomplie dans la musique dramatique. Le livret y joue un rôle essentiel, dans une concertation sublime avec le récitatif et les parties orchestrées.

Une tragédie lyrique, à l’époque baroque, a une forme bien particulière : un prologue suivi de cinq actes, où prime le récitatif. Dans les mains de non-spécialistes, cette prégnance du récitatif constituait un obstacle majeur, car il était mal compris et ne faisait pas l’objet du traitement qu’il mérite. Or le récitatif, pour être séduisant, doit être confié à un ensemble de continuistes, des instrumentistes capables d’improviser sur une basse chiffrée.

Il en va de même pour les voix. L’interprète doit bénéficier d’une préparation spécifique pour aborder ces œuvres : au travail préliminaire sur la partition et son contexte de création, s’ajoutent des exigences théâtrales et linguistiques, une prononciation et une diction impeccables. Cette question du phrasé et de l’articulation peut sembler très technique, très terre-à-terre ; mais elle est essentielle pour comprendre la spécificité de cette musique, et surtout pour la faire partager au public d’aujourd’hui. Cela suppose aussi un certain type de voix. Recherchons-nous les mêmes que pour un opéra de Verdi ou de Puccini ? Évidemment non. Les exigences de l’opéra du XIXe siècle, avec ses orchestres titanesques, ont placé la question du volume au cœur de l’éducation des chanteurs, créant ainsi une forme de standardisation des voix qu’on ne peut que regretter. Mais la musique qui nous occupe n’a pas du tout les mêmes besoins. L’orchestre baroque n’est jamais composé que d’un nombre restreint de musiciens, avec une prédominance du continuo. Le volume n’est donc pas l’exigence première, mais plutôt la souplesse, la couleur, la modulation subtile – en un mot, l’expressivité. Et donc, l’émotion.

 

Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), à l'Opéra Comique de Paris (1989) par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants. Photo Michel Szabo - Les Arts Florissants
Atys de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), à l'Opéra Comique de Paris (1989) par le chœur et l'orchestre des Arts Florissants. Photo Michel Szabo - Les Arts Florissants

 

Je crois que c’est précisément cela qui a fait d’Atys un tel événement. Cette production a été une révélation pour le public, et a durablement transformé la perception que l’on pouvait avoir de la tragédie-lyrique, et plus largement de la musique baroque. Jusqu’à Atys, il était très rare en France de l’entendre jouer par des spécialistes – et en général, ces interprétations étaient synonymes d’ennui. Quelle ne fut donc pas la différence, quand le public redécouvrit la musique de Lully, avec des interprètes historiquement informés et donc aptes à traduire toutes les subtilités de cette partition !

Le succès d’Atys a ouvert la voie à tout un mouvement de redécouverte de la tragédie lyrique. Ces œuvres glorieuses du répertoire baroque, qui ont peut-être le plus à dire au public d’aujourd’hui, ont ainsi retrouvé enfin leur éloquence, leur voix.

Pour conclure, je dirais que cette aventure m’a convaincu d’une chose : si l’on respecte les exigences musicologiques et artistiques d’une œuvre en l’étudiant dans son contexte, la réussite est assurée. Mais c’est une musique fragile, car si on lui applique des matériaux et des méthodes conçus plus tardivement, pour des pièces du XIXe ou du XXe siècles, on court à l’échec. Les instruments anciens sont de rigueur, pour retrouver le style exigé par l’habitude vocale de l’époque.

La séduction de tout cet univers tient aussi à sa capacité de nous faire rêver. La tragédie lyrique, les opéras avec machines offrent un spectacle total dans lequel le spectateur retrouve un imaginaire merveilleux de conte de fée, ainsi que des situations dramatiques très fortes. La musique dramatique baroque cherche avant tout à divertir. Et à bien des égards, le monde dans lequel nous vivons éprouve le même besoin que celui des XVIIe et XVIIIe siècles. Au XXIe siècle, nous avons besoin de nous divertir face à un monde qui nous désoriente, nous dépasse et dont nous n’avons qu’une compréhension faite d’hypothèses ou d’effroyables certitudes. Or la musique baroque nous offre l’image d’un univers fait de surprises, d’énigmes, de métamorphoses... qui nous abstrait de l’uniformité dans laquelle nous plonge notre société.

L’exigence historique doit toujours servir un but ancré dans le présent : redonner au geste théâtral sa spontanéité, sa grâce et sa fraîcheur. L’auditeur fait à chaque fois l’expérience d’une nouvelle musicalité, d’une nouvelle sonorité. Car pour moi, être « baroque » ne se limite pas à un répertoire appartenant au passé. C’est avant tout un état d’esprit, « l’esprit baroque » qui nourrit une attitude intellectuelle, une philosophie à l’égard du patrimoine musical dans son ensemble.