La tour de trois cents mètres

Par Bertrand Lemoine, architecte, ingénieur et historien

 

la tour Eiffel (300 mètres)
la tour Eiffel (300 mètres), hauteur comparée aux monuments les plus élevés du Monde (A. Normand).

 

La tour Eiffel, ce monument parmi les plus célèbres du monde, porte le nom de son constructeur, bien qu’il n’en soit pas à proprement parler l’inventeur. Mais Gustave Eiffel a su rendre réelle ce qui n’était qu’une idée. Il a surmonté les obstacles politiques, administratifs, financiers et techniques pour construire à ses risques et périls la plus audacieuse construction de son époque, démontrant par là que la science et l’industrie pouvaient aussi produire des chefs d’œuvre dignes des pyramides d’Égypte.

 

La naissance de la tour de trois cents mètres

La Tour est née dans le contexte d’une Exposition universelle destinée à célébrer la Révolution de 1789 et l’affirmation de la France sur la scène internationale comme grande nation industrielle. La recherche de la hauteur et de l’élévation spirituelle qu’elle doit induire est un thème classique de l’architecture sacrée. Les ressources nouvelles qu’offrait la technique au positiviste XIXe siècle avaient déjà poussé de bons esprits à rêver à des tours de mille pieds, tels l’Anglais Richard Trevithick en 1833 ou les ingénieurs américains Clarke et Reeves pour l’Exposition universelle de 1876 à Philadelphie. Ce chiffre de mille pieds excita à son tour l’imagination d’Émile Nouguier et de Maurice Koechlin, les deux principaux ingénieurs de l’entreprise Eiffel, lorsqu’en 1884 le principe d’une nouvelle Exposition universelle à Paris sembla se confirmer.

« Pour donner de l’attrait à cette exposition », ils dressèrent le 6 juin de cette année un projet sommaire d’une tour de trois cents mètres : un simple pylône en fer, formé de quatre montants ajourés écartés à la base se rejoignant au sommet et reliés par de grandes traverses horizontales. Cette conception était directement dérivée des grandes piles pour viaducs construits par l’entreprise. La courbure des montants était mathématiquement déterminée pour offrir la meilleure résistance possible à l’effet horizontal du vent. Eiffel ne prêta d’abord qu’une attention distraite à ce schéma rudimentaire, tout en autorisant ses ingénieurs à en poursuivre l’étude. Ils s’adjoignirent l’architecte Stephen Sauvestre, qui mit en forme le projet en reliant les quatre montants et le premier étage par des arcs monumentaux, destinés à la fois à accroître l’impression de stabilité par la forme canonique de l’arc et à figurer une éventuelle porte d’entrée de l’Exposition. Il plaça aux étages de grandes salles vitrées et agrémenta l’ensemble de divers ornements. À la vue du projet ainsi « décoré » et rendu habitable, Eiffel changea complètement d’attitude et alla même jusqu’à prendre un brevet aux noms d’Eiffel, Nouguier et Koechlin. Il leur en racheta par la suite la propriété exclusive, y compris pour l’étranger. Le génie d’Eiffel n’est donc pas d’avoir inventé la Tour : c’est d’avoir saisi l’importance du projet et de l’avoir réalisé.

Alors qu’Eiffel s’efforçait de discréditer un projet rival de tour en maçonnerie par l’architecte Jules Bourdais, un concours d’idées ouvert aux architectes et aux ingénieurs français fut lancé le 1er mai 1886 « ayant pour objet de provoquer la manifestation d’idées d’ensemble (pour l’Exposition), d’en faciliter la comparaison et d’en dégager le meilleur parti à adopter ». Le programme invitait, entre autres, les concurrents à « étudier la possibilité d’élever sur le Champ de Mars une tour en fer à base carrée de 125 mètres de côté et de 300 mètres de hauteur ». C’était une référence quasi explicite au projet d’Eiffel, qui avait d’ores et déjà convaincu les autorités du bien-fondé de sa conception et, logiquement, Eiffel fut déclaré lauréat pour la construction de cette tour. Le projet fut alors une nouvelle fois redéfini dans sa conception architecturale. La décoration fut simplifiée, l’ampleur des arches limitée, la dimension des salles couvertes réduite. C’est sur la base de ce projet que fut signée en janvier 1887 une convention entre Eiffel, l’État et la Ville de Paris, octroyant à Eiffel une concession d’exploitation de vingt ans et une subvention couvrant à peine le quart du coût de la construction, le reste étant apporté par Eiffel lui-même qui souscrivit des emprunts à cet effet. C’est finalement une version du projet encore plus simplifiée qui fut construite.

 

la Tour pendant sa construction
À droite : la Tour pendant sa construction, vue depuis la rive droite de la Seine, gravure sur soie du peintre et graveur d'origine belge Gustave Fraipont (1849-1923). Collection tour Eiffel

 

La protestation des artistes

Les travaux avaient à peine commencé que parut dans le numéro du 14 février 1887 du journal Le Temps la fameuse « Protestation des artistes contre la tour de M. Eiffel ». Elle était signée de grands noms du monde des lettres et des arts, comme Charles Gounod, Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, François Coppée, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, Charles Garnier, William Bouguereau, Ernest Meissonier, Victorien Sardou et bien d’autres. Les auteurs de ce texte bien connu venaient « protester de toutes leurs forces, de toute leur indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d’esprit de justice, a déjà baptisée du nom de tour de Babel ». Suivaient des qualificatifs comme « les baroques, les mercantiles imaginations d’un constructeur de machines », « une tour vertigineusement ridicule », « une gigantesque et noire cheminée d’usine », « comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée »... Si la Tour, déjà dénommée Eiffel, soulevait une telle houle, ce n’est pas seulement parce qu’elle était en fer mais à cause de son aspect industriel effectivement très affirmé, qui témoignait de façon brutale de l’irruption de l’art de l’ingénieur dans le paysage parisien.

Bien qu’il soit avant tout intéressé par le défi technique que représentait la tour, Eiffel répondit à la protestation des artistes dans une interview accordée au Temps, qui résume bien sa doctrine artistique : « Je crois, pour ma part, que la Tour aura sa beauté propre. (...) Est-ce que les véritables fonctions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l’harmonie ? (...) Or de quelles conditions ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la Tour ? De la résistance au vent. Eh bien ! Je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument, telles que le calcul les a fournies (...) donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments même de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l’édifice. Il y a du reste dans le colossal, une attraction, un charme propre, auxquels les théories d’art ordinaires ne sont guère applicables ». Pour Eiffel, l’esthétique de la Tour n’était donc pas d’avant-garde ni même en contradiction avec les règles architecturales de son époque : elle était simplement ailleurs que là où on la cherchait. Elle était à la fois purement rationnelle, abstraite, référencée aux lois de la science, et morale, « symbole de force et de difficultés vaincues ». La seule chose qu’Eiffel n’avait pas prévu, c’est qu’elle puisse devenir l’emblème paradoxal d’une ville comme Paris, riche de tant de pierres accumulées, un support à l’imaginaire collectif réductible et reproductible à l’infini.

 

Gustave Eiffel, au centre, et ses collaborateurs
En haut : Gustave Eiffel, au centre, et ses collaborateurs. Photo DR, Collection tour Eiffel

 

Les caissons pour les fondations d’un pilier de la Tour
Les caissons pour les fondations d’un pilier de la Tour, estampe en couleur. Collection tour Eiffel / Eugène Grasset

 

Un chantier exemplaire

Le montage de la Tour fut une merveille de précision, comme s’accordèrent à le reconnaître tous les chroniqueurs de l’époque. Ce devait en effet être un spectacle extraordinaire pour les Parisiens, que de voir, jour après jour, progresser cet immense échafaudage métallique. Deux des piles reposent sur des fondations situées en dessous du lit de la Seine et il fallut recourir à des caissons métalliques étanches, où l’injection d’air comprimé permettait aux ouvriers de travailler sous le niveau de l’eau. Le montage des piles commença le 1er juillet 1887. Toutes les pièces arrivaient de l’usine de Levallois-Perret, déjà pré-assemblées par éléments de quatre mètres environ. Douze échafaudages provisoires en bois de trente mètres de hauteur étayaient les piles du premier étage. Les pièces étaient alors montées par des grues à vapeur qui grimpaient en même temps que la Tour, en utilisant les glissières prévues pour les ascenseurs. De nouveaux échafaudages furent nécessaires pour soutenir les grandes poutres du premier étage. Des « boîtes à sable » et des vérins provisoires permirent de régler la position de la charpente métallique au millimètre près. Les assemblages furent réalisés sur le site au moyen de boulons provisoires, remplacés au fur et à mesure par des rivets posés à chaud, dont la moitié avaient déjà été posés en atelier.

L’équipement de la Tour en ascenseurs capables de transporter un public nombreux dans de parfaites conditions de sécurité posa un difficile problème technique car jamais on n’avait construit d’ascenseurs d’une si grande hauteur. Plusieurs solutions furent mises en œuvre : dans les piliers nord et sud, une cabine à deux étages fournie par Otis était tirée par un câble actionné par un piston hydraulique dont la course était démultipliée par un jeu de poulies ; dans les piliers est et ouest des ascenseurs desservant le premier étage construits par l’entreprise française Roux, Combaluzier et Lepape étaient actionnés par une double chaîne mue par la force hydraulique ; enfin un ascenseur vertical construit par Édoux joignait le deuxième et le troisième étage grâce à deux cabines s’équilibrant mutuellement, avec changement de cabine sur une plate-forme à mi-parcours. Tous ces ascenseurs ont par la suite été remplacés ou rénovés.
 

Vue générale de l’Exposition universelle de Paris, en 1889
Vue générale de l’Exposition universelle de Paris, en 1889. Collection tour Eiffel

 

Le succès de la Tour

Au terme de ce chantier exemplaire mené en vingt-six mois, la tour Eiffel a d’emblée connu un énorme succès populaire avant de devenir, plus tard, le symbole de Paris. Le regard que nous y portons aujourd’hui est transformé par la distance qui nous sépare de sa construction et par toutes les mythologies dont elle est devenue le support. Il faut d’abord la voir comme ses contemporains l’ont découverte : chef d’œuvre de l’art de l’ingénieur, triomphe de la puissance de l’industrie, colossale attraction à la mesure des défis que s’était lancé le XIXe siècle, propre à exalter de façon spectaculaire les nouvelles conquêtes de la science et de la technique. Bien conscient de la valeur de son chef d’œuvre, Eiffel s’employa activement à lui trouver une utilité scientifique pour en assurer la pérennité au-delà de la durée de la concession de vingt ans, ce qui fut confirmé lorsqu’elle se révéla être un précieux support d’antenne pour la radio militaire à longue distance.

La Tour n’immortalise pas seulement le nom d’Eiffel : elle est la marque d’un siècle et de son génie constructif. Si elle exerce toujours sa séduction de colossale attraction de foire, où l’on vient chercher vertiges et surprises, coups d’œil panoramiques et sensations inédites, son caractère abstrait, inutile, la pureté de sa structure, précocement reconnue du reste par les promoteurs de la modernité, en font un support ouvert à toutes les expressions de la ville et de la nation qui l’ont enfantée.