La tour Eiffel des photographes

Par Bernard Perrine, correspondant de l’Académie des beaux-arts (section de Photographie)

Vues de l’évolution de la construction de la Tour photographiée par Théophile Féau
Vues de l’évolution de la construction de la Tour photographiée par Théophile Féau, de1887 à 1889
Vues de l’évolution de la construction de la Tour photographiée par Théophile Féau, de1887 à 1889, depuis l’une des tours de l’ancien Palais du Trocadéro.

 

La chronophotographie venait de faire ses premiers pas, on ne parlait pas encore de « time-lapse », technique couramment employée aujourd’hui pour suivre l’évolution des chantiers. Pourtant, la démarche de Théophile Féau (1839-1892) pourrait en préfigurer la première représentation. Dès l’ouverture du chantier, notre amateur photographe conçoit en effet l’idée d’enregistrer à intervalles réguliers l’avancement de la construction de cette tour si décriée à l’époque. À cet effet, chaque mois, du 10 août 1887 au 2 avril 1889, il a planté sa chambre photographique sur l’une des tours de l’ancien Palais du Trocadéro, aujourd’hui disparu. Un précieux travail d’archivage, réunissant 19 prises de vues. Elles sont majoritairement réunies aujourd’hui dans des albums regroupant plusieurs planches, souvent montées en accordéon afin de pouvoir déplier l’ensemble. La carte postale montrant les différentes étapes de la construction de la tour Eiffel entre 1887 et 1889 est une des plus vendues avec celle du « Baiser de l’hôtel de ville » (1950) de Robert Doisneau.

Si, pour son originalité, l’histoire a retenu les images de Théophile Féau, de nombreuses autres photographies destinées à documenter le chantier ont été réalisées par des photographes dits « spécialisés dans la vue d’architecture ». Parmi eux, Louis-Émile Durandelle, probablement commandité par Gustave Eiffel, dont le musée d’Orsay conserve une bonne centaine de tirages, et les frères Neurdein.

La photographie a donc su magnifier la concrétisation d’un projet qui deviendra lui-même l’objet le plus photographié au monde. « Spectacle regardé et regardant... édifice inutile et irremplaçable, témoin du siècle et monument toujours neuf... objet inimitable sans cesse reproduit... monde familier et symbole héroïque... signe pur, métaphore sans frein. ». Ce texte de Roland Barthes qui, signe d’un temps qui tient à marquer l’emprise des lettres sur les signes, occupe la quasi-totalité de la couverture de La tour Eiffel (1) dont la première édition va jusqu’à exclure l’annonce des photographies qui documentent l’ouvrage.

Ce texte, loin d’être fondateur, englobe néanmoins toutes les contradictions que la Tour a suscitées. La photographie révèle l’histoire de la Tour et les photographies de la Tour témoignent de l’histoire de la photographie et de l’évolution des pratiques photographiques.

 

La Tour vue en ballon, de Schelcher et Omer-Décugis, première photographie aérienne publiée dans le journal L’lllustration (1909)
La Tour vue en ballon, de Schelcher et Omer-Décugis, première photographie aérienne publiée dans le journal L’lllustration (1909). 
Cette photo inspira le peintre Robert Delaunay pour son œuvre Tour Eiffel et jardin du Champs-de-Mars (1922).

 

Dès les premières années Gabriel Loppé (2), un des premiers photographes à s’intéresser au Paris nocturne, fait de la nouvelle tour un de ses sujets de prédilection. De son balcon, il enregistre à plusieurs reprises les foudroiements qu’elle subit. D’autres rendront compte des intempéries qui l’assaillirent mais aussi des horreurs des guerres et de leur délivrance. D’autres encore, bien avant Yann Arthus-Bertrand, en profitant des expérimentations de Félix Tournachon, dit Nadar – qui réalisa d’ailleurs le portrait de Gustave Eiffel – iront l’observer de haut. Telle cette Tour vue en ballon, de Schelcher et Omer-Décugis (3), première photographie aérienne, publiée en double page dans L’Illustration du 5 juin 1909. Et, très vite des pionniers comme Léon Gimpel s’ingénieront dès 1906 à lui donner la couleur des autochromes, juste après leur invention, avant d’enregistrer sa mise en lumière   par les réclames de Citroën en 1925. Nous passerons sous silence les centaines de milliers de photographies, exploitations commerciales de la Tour, trop souvent vulgaires et saturées de couleurs ou d’artifices colorés, pour ne garder que quelques représentations significatives accompagnant les évolutions et l’histoire de la photographie.

On remarquera que seul le mouvement des « modernités » magnifiera la Tour pour elle-même dans cet éloge du « Métal » porté par l’ouvrage éponyme de Germaine Krull (4), le buste de Gustave Eiffel au pied des dentelles de métal de la Tour en 1933 par Henri Lacheroy ou les contre-plongées, superpositions et montages (1931) de François Kollar. Et les architectures que Lucien Hervé rassemblera dans un volume.

Après la poétique beauté de l’acier, place aux poètes des ombres et des lumières, quelquefois accompagnés de textes comme, entre autres, ceux de Blaise Cendrars pour le Paris des rêves d’Izis Bidermanas, d’Aldous Huxley pour Mon Paris de Sanford H. Roth (5), de Jean Roy pour le Tout Paris d’André Martin (6) ou encore de Cavanna pour Sous le ciel de Paris de Louis Stettner(7)...

En 1929, c’est André Kertesz qui, de jour, joue avec Les ombres de la tour Eiffel, tandis que Brassaï enchante ses lumières dans son Paris de nuit (8). Plus tard, au cours des années 1950, la Tour accompagnera Les amoureux de la Bastille de Willy Ronis. Tandis qu’en 1953, le jeune Marc Riboud fera ses premières armes sur la tour Eiffel en photographiant Zazou le peintre, clope au bec, chapeau vissé en arrière à la Buster Keaton. Il a voulu que son Peintre de la tour Eiffel prenne cette pose « pour épouser la structure métallique de la Tour ». Cette photographie signe la première publication du photographe dans Life, son entrée au staff de l’agence Magnum, elle deviendra iconique. Tout comme les photographies de l’Empire State building, de Lewis Hine, rendaient hommage aux ouvriers qui le construisaient, cette photographie rend hommage à ces funambules qui la soignent régulièrement.

 

La célèbre photo de Marc Riboud (1923-2016)
la célèbre photo de Marc Riboud (1923-2016), prise en 1953, du Peintre de la tour Eiffel prenant la pose.

 

En 1989, pour célébrer son centenaire, le photographe Elliott Erwitt offre à la Dame de fer une sorte d’ode à la pluie qui deviendra vite une autre icône. Inversement, d’autres photographes se sont servis de la Tour comme décor pour valoriser vêtements et accessoires de mode. En 1939, Erwin Blumenfeld photographie Lisa Fonssagrives se balançant sur les hauteurs de la Tour en faisant voler les robes de Balenciaga et Véra Boréa mêlant les chapeaux d’Erik aux dentelles métalliques. En 1949, c’est au tour de Norman Parkinson avec Dovina et ses chapeaux avant que Frank Horvat la rapetisse entre deux chaussures en 1974.

Enfin Robert Doisneau et JR lui joueront des tours, le premier, en 1965, en la déformant, le second, au printemps dernier en l’incrustant dans un trompe-l’œil donnant l’impression qu’elle surplombe un canyon.

Au fil du temps la prouesse architecturale est devenue mythe, symbole emblématique de Paris et de la France. Les ruptures technologiques et l’évolution des matériels ont simplifié la photographie et la façon de photographier. Pourquoi et comment photographier le symbole le plus photographié au monde ? Il n’y a pas que les sociologues qui se sont penchés sur ces intentions. Lors de la carte blanche que lui a donnée la MEP (9), Martin Parr a promené pendant deux ans son regard ironiquement décalé sur Paris et ses symboles. La Tour y apparaît « strassée » par un tourisme de masse agglutiné à ses pieds, smartphones brandis à bout de bras ou prenant la pose pour apparaître en train de tenir sa pointe, tout en étant harcelés par les ambulants, porteurs des milliers d’ersatz du mythe.

 

 

1 - La tour Eiffel, Texte de Roland Barthes, Photographies André Martin, Éditions Delpire, collection Le génie du lieu 1964. La tour Eiffel, 3e édition, Le Seuil 2011, hors texte d’André Martin. Couverture à rabats avec une photographie d’André Martin.

2 - Gabriel Loppé peintre et photographe (1825-1913), La tour Eiffel foudroyée, photographie prise du balcon de son appartement. Elle porte les mentions : Paris, 14 avenue du Trocadéro, 3 juin 1902, 9 heures 20 du soir.

3 - A. Schelcher, A. Omer-Décugis, Paris vu en ballon et ses environs, Paris, Hachette et Cie, 1909.

4 - Métal photographies de Germaine Krull (1897-1985), Paris, Librairie des Arts Décoratifs, A. Calavas Éditeur (1928). Portfolio comprenant une page de titre, une préface de Florent Fels et soixante-quatre héliogravures en feuilles.

5 - Mon Paris, photographies de Sanford H. Roth, texte d’Aldous Huxley. Éditions du Chêne 1953.

6 - Tout Paris, photographies d’André Martin, texte de Claude Roy, Delpire éditeur 1964.

7 - Sous le ciel de Paris, photographies de Louis Stettner présentées par Cavanna, Parigramme 1997.

8 - Paris de nuit, photographies de Brassaï, texte de Paul Morand. Édition Art et Métiers Graphiques, collection « Réalités », 1933.

9 - Après Ralph Gibson, Mimmo Jodice ou Bruce Davidson, Jean-Luc Monterosso, directeur de la MEP (Maison européenne de la photographie) a donné carte blanche à Martin Parr pour livrer sa vision sur Paris. 60 images colorées ont été exposées à la MEP en 2014.