L’architecture révélée par la photographie

Par Bernard Perrine, correspondant de la section de photographie

 

 

Nicéphore Niépce (1765-1833), Point de vue du Gras, 1826-1827. BnF, département des Estampes et de la photographie. © Bibliothèque nationale de France
Nicéphore Niépce (1765-1833), Point de vue du Gras, 1826-1827. BnF, département des Estampes et de la photographie. © Bibliothèque nationale de France

 

Aux origines, seules les descriptions manuscrites pouvaient rendre compte de l’architecture. Une des premières études qui fait référence est celle de Marcus Vitruvius Pollio (1) ; elle date du premier siècle avant notre ère. En 1511, ce même document fut illustré avec les gravures sur bois de Fra Giovanni Giocondo et publié à Venise.

En 1827 Point de vue du Gras, la première photographie, réalisée par Nicéphore Niépce (2), représente un ensemble architectural à Saint-loup-de-Varennes. Il en fut de même pour Louis Jacques Mandé Daguerre dont les daguerréotypes des architectures parisiennes permirent à Arago (3) d’offrir – premier « open source » – l’invention de la photographie au monde. Tout comme les talbotypes (calotypes) représentant les architectures de Lacock Abbey furent les premiers négatif-positifs inventés par l’anglais William Henry Fox Talbot (4). Comme le soulignait Arago lors de la séance du 19 août 1839, « quel avantage pour les architectes... »

C’est ainsi que commença cette longue Histoire de la photographie d’architecture (5) qu’amateurs et experts peuvent découvrir au fil des 440 pages et quatre parties de l’ouvrage de Giovanni Fanelli publié en 2016. Ou à travers le catalogue de l’exposition Photography and architecture1839-1939 (6). Et, au-delà de la commande, Eugène Atget qui, au début du XXe siècle immortalisera le vieux Paris...

Cependant, au-delà de l’histoire et des illustrations, les interactions entre l’architecture et la photographie ont surtout révélé les évolutions des techniques, des représentations et des interprétations. À tel point que l’on pourrait écrire une histoire de la photographie à travers l’architecture et inversement.

Gratifiée de « garde-note » (de l’architecture) par Charles Baudelaire, Walter Benjamin pense, à l’inverse, « qu’une architecture se laisse mieux saisir en photo que dans la réalité » (7). Car, dans ce débat entre forme plastique et vision photographique, «la photographie privilégie toujours la variété analytique des points de vue sur la synthèse de la perception naturelle ». Ce renoncement à l’œuvre « comme fin » revient à une suspension de la synthèse qui, dans la phénoménologie husserlienne s’apparente à une suspension du jugement en produisant une fragmentation analytique radicale. Distorsion fragmentaire et analytique de la vision qui a d’ailleurs été mise en avant par Laslo Moholy-Nagy dans les années vingt, avant d’être la base d’un des champs du Bauhaus : « l’appareil d’enregistrement devenant alors un nouvel organe de perception ».

 

L’architecte Le Corbusier (1887-1965) présentant une maquette, 1957. © F.L.C. / Adagp, Paris, 2023
L’architecte Le Corbusier (1887-1965) présentant une maquette, 1957. © F.L.C. / Adagp, Paris, 2023

 

La photographie comme documentation, le photographe comme traducteur ou interprète

Donnant raison aux prophéties d’Arago, la photographie commence par révéler l’architecture à travers des documentations à la fois scientifiques et populaires. L’opticien daguerréotypiste Noël-Marie Paymal Lerebours (8) publie entre 1841 et 1843 les Excursions daguerriennes, 100 vues des monuments et architectures les plus remarquables du Globe (Europe, Afrique, Amérique Moyen-Orient). « Des épreuves au daguerréotype transformées en planches gravées par Frédéric Goupil-Fresquet d’après le procédé mis au point par Armand-Hippolyte-Louis Fizeau ». Peu après, la Mission héliographique, dirigée par Prosper Mérimée, demande à cinq photographes en 1851 de dresser l’inventaire de la France monumentale.

Après avoir informé sur l’architecture, la photographie deviendra un outil pour l’architecte en diffusant les innovations techniques pour construire et en permettant de visualiser et de vérifier la progression du construit : construction de la Tour Eiffel, du métro, et des « gratte-ciel » aux États-Unis... Elle obtient le statut de constat lorsque Viollet-le-Duc impose de tout photographier « afin de pouvoir réparer ou reconstruire la ruine ».

Considéré au départ comme un exécutant, le photographe doit fournir une illustration conforme au point de vue de l’architecte (9). Cependant, depuis les années 1980, plusieurs études et expositions ont montré (10) que leurs photographies étaient riches d’enseignements. Elles mettent en valeur le regard des photographes : Édouard Denis Baldus résume un édifice en une seule image et, avant photoshop, il efface le poteau télégraphique qui va enlaidir le document quand Henri Le Secq travaille les lumières et les ombres. La qualité des œuvres a contribué au rapprochement des recherches entre historiens de l’architecture et historiens de la photographie. « Plus le photographe proposait un point de vue inédit ou une composition intéressante, plus j’avais envie de m’intéresser au sujet représenté. Je me suis attardée sur ces œuvres qui invitent à voir un sujet. Je suis passée beaucoup plus vite sur des photographies qualifiées de documentaires mais que l’on regarde sans voir (11) ».

Magazines d’architecture, expositions, livres sont autant d’indices permettant de saisir le dialogue complexe qui existe entre photographes, architectes, historiens et conservateurs dans la transformation de l’espace par l’image photographique. Traducteur ou interprète, à quel moment le photographe a-t-il commencé à questionner l’espace, à partir de quel moment la photographie a-t-elle commencé à construire des représentations de l’espace, ou dans l’espace, ou encore, à reconstruire en deux dimensions les espaces lus dans la réalité ? À quel moment la photographie a-t-elle – si elle l’a fait – commencé à influencer l’architecte ou / et l’architecture ?

Si l’on se réfère aux publications de Charles Pierre Gourlier (12) et Félix Narjoux (13), on voit, après 1870, sous l’influence de la photographie, l’arrivée de la perspective contre le géométral – réputé idéal selon l’Académie royale des beaux-arts (14). En 1853, César Daly publie dans sa Revue Générale une gravure de la bibliothèque Ste Geneviève ; or, on sait que ce dessin, gravé par Joseph Huguenet, fut tracé par Labrouste à partir d’une photographie des frères Bisson. Il s’agit du premier exemple connu d’un « dessin architectural » publié, basé sur une photographie prise à cette fin. Pourrait-on alors considérer le photographe comme le traducteur ou l’interprète d’une construction graphique, et avec quelle part de créativité ? Une traduction littérale, libre, littéraire ou comme le dit Cicéron : ut orator ou ut interpres ?

 

Jan Kamman (1898-1983), Vue extérieure de l’usine Van Nelle montrant une passerelle, Rotterdam, Pays-Bas, circa 1930
Jan Kamman (1898-1983), Vue extérieure de l’usine Van Nelle montrant une passerelle, Rotterdam, Pays-Bas, circa 1930.

 

L’architecture objet, sujet ou prétexte

La Société internationale d’architecture définit la photographie d’architecture comme un genre spécifique pour qu’elle ne soit plus confondue avec la photographie de paysage urbain qui envisage le bâtiment comme un simple décor. Elle oscille entre travail documentaire et création artistique. Car, comme le résume Joël Herschman (15), « le photographe n’est pas un œil passif qui regarde l’architecture mais un regard qui choisit l’angle de représentation du document. Il est l’interprète du monument photographié ». Une interprétation inévitable et souvent contraire à ce que pense le public qui croit souvent que l’image photographique est essentiellement objective. Cependant, contraintes techniques et sociétales obligent, la majorité des réalisations sont la plupart du temps frontales ou « de façade », synonymes de « documentaire informatif et descriptif ». L’Opéra Garnier de Delmaet & Durandelle en 1870 en est le parfait exemple. Ces contraintes d’un autre temps évolueront dans les années 1920-1930 sous l’influence des avant-gardes venues d’Europe centrale et des États-Unis. Les constructivistes russes, ceux de la nouvelle vision et du Bauhaus feront de la représentation de l’architecture un concept créatif. Alexandre Rodtchenko, El Lissitzky, Moholy-Nagy introduiront les notions de plongée et de contre-plongée et surtout, subjectivement, intégreront l’effet produit sur le « regardeur » pour retranscrire l’atmosphère et l’esprit des bâtiments. Après la seconde Guerre Mondiale, Lucien Hervé s’attachera à mettre en avant l’importance que Le Corbusier (16) attribuait à la lumière sur ses bâtiments. Il dira à propos de Chandigarh : « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ». À l’opposé, comme le montrent ses nombreux croquis d’architecture, les formes du triple nu de Lucien Clergue vont inspirer à Oscar Niemeyer les formes de ses bâtiments, en particulier à Brasilia. Formes que le photographe privilégiera lorsqu’il photographiera les architectures de l’architecte à Brasilia (17). Si Baudelaire dans son compte rendu du salon de 1859 voue la photographie à « une humble servante des sciences et des arts » et Walter Benjamin(18) à une perte – « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours le hic et nunc de l’œuvre d’art » -, d’autres auteurs y voient au contraire un enrichissement. Pour Malraux (19), c’est la révélation d’un « acte créateur » et pour François Soulage (20) « un art puissance deux » car il redouble la création qui a déjà eu lieu. Des interprétations qui, selon Julie Noirot (21), viennent remettre en question d’une manière inédite la dichotomie traditionnelle entre photographie documentaire et photographie artistique. D’autre part, elles mettent en lumière la dimension allographe et créatrice de ces deux disciplines situées à la croisée de la reproduction et de l’interprétation. Henri Loyrette écrira à ce propos (Monuments historiques, 1980) : « Il ne s’agit pas de deux types de photos mais toutes deux, avec des moyens différents, expriment successivement une vérité de l’architecture ».

Les critiques sur l’architecture viendront des États-Unis. Après la seconde Guerre Mondiale, Moholy-Nagy implante le New Bauhaus à Chicago et en 1947 reprend son manifeste sur l’architecture Von material zu Architekture sous le titre New vision Bauhaus et critique l’architecture et l’urbanisation à travers des publications photographiques (22) sur lesquelles experts et architectes vont s’appuyer. Une critique venue également de l’ouest avec les antiphotographies d’Ed Ruscha : La photographie d’Ed Ruscha et les sources de l’architecture postmoderne aux États-Unis. Publiées en 1963 les Twenty Six Gazoline Station représentent pour John Kenneth Galbraith « les objets les plus répugnants depuis ces 2000 dernières années ». Ou encore les documentations vernaculaires de Walker Evans : Some Los Angeles apartments (1965) ou Every building on the sunset strip (1966). Robert Ventury & Denise Scott Brown, quant à eux, soulignent dans Complexity and Contradiction in architecture (23) les écueils du « modernisme » et prônent une architecture s’inspirant de formes laides et ordinaires ; une architecture de façade... une architecture-image calquée sur la photographie... « à la Ruscha » ! Dan Graham (Home of America, 1966) puis Jeff Wall et Ian Wallace travailleront dans des perspectives identiques.

 

Paris, Grand Palais. Exposition « Moi, Auguste, Empereur de rome », 2014. © Bernard Perrine
Paris, Grand Palais. Exposition « Moi, Auguste, Empereur de rome », 2014. © Bernard Perrine

 

De ce côté de l’Atlantique, la démarche conceptuelle de Berndt et Hilla Becher est venue redéfinir l’intention documentaire lorsqu’ils cataloguent avec une frontalité quasi obsessionnelle – même cadrage, lumière neutre... – le patrimoine architectural industriel allemand. Un prix dédié à la sculpture à la Biennale de Venise en 1990 fera basculer ce travail documentaire dans le domaine de l’art. Plus avant, la pratique de Thomas Demand (24) s’inspire des stratégies utilisées par des architectes dits modernistes comme Le Corbusier, Mies van der Rohe ou Peter Smithson, pour construire des modèles en papier peint ou en carton qu’il photographie. Une relation conceptuelle qui s’appuie sur l’usage architectural pour créer un environnement immersif « fondé sur la collision du monde et des images ».

La photographie instantanée et surtout la photographie numérique sont venues annihiler la dimension du temps entre la prise de vue et le résultat. Avant que l’informatique et bientôt l’Intelligence Artificielle (IA) viennent opérer un changement complet de paradigme et que les imprimantes 3D construisent des bâtiments. Mais cela, c’est une autre histoire !

 

1- Vitruve, De Architectura, 27 avant notre ère.

2- Joseph Nicéphore Niépce (1765 Chalon-sur-Saône -1833 Saint-Loup-de-Varennes).

3- François Arago (1786-1853), Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Le 19 août 1839, sous la présidence du chimiste Michel-Eugène Chevreul, il divulgue le procédé. « La France a acheté le daguerréotype afin d’en doter libéralement le monde entier ».

4- William Henry Fox Talbot (1800-1877). Dépose le brevet du calotype en 1841.

5- Giovanni Fanelli, Histoire de la photographie d’architecture, PPUR 2016.

6- Photography and Architecture 1839-1939, Richard Pare, Éditions Calaway. 1984, exposition au Centre Pompidou.

7- Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, 1931. Œuvres II, Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971.

8- Excursions daguerriennes, vues et monuments les plus remarquables du globe. Noël-Marie Paymal Lerebours, 1842.

9- Architectes et photographes au XIXe, publications de l’INHA.

10- Le Secq, Baldus, Marville, Durandelle Atget, La photographie comme modèle. Exposition, École des beaux-arts, Paris,1982.

11- Photographier l’architecture, Fonds des Monuments français, Anne de Mondenard, RMN 1994. Exposition du Louvre, Le photographe et l’architecte : Édouard Baldus, Hector-Martin Lefuel et le chantier du nouveau Louvre de Napoléon III, Paris, Musée du Louvre / Réunion des musées nationaux, 1995.

12- Charles Pierre Gourlier, Le choix des édifices publics, Paris,
Louis Colas 1825-50.

13- Paris, Monuments élevés par la ville, Félix Narjoux, Paris, A. Morelet Cie 1880-83. Les quatre tomes de Narjoux peuvent donc servir pour marquer un tournant dans l’établissement d’un nouveau régime visuel après 1880. Rappelons qu’ils paraissent entre 1881 et 1883, c’est-à-dire au début de cette décennie décisive dans laquelle la photographie s’intègre de façon définitive à l’édition architecturale.

14- L’architecture recadrée : la photographie et le nouveau régime visuel dans la presse architecturale après 1870, Martin Bressani et Peter Sealy, publications de l’Institut national d’histoire de l’art, 2016. http://books.openedition.org/inha/7092.

15- Joël Herschman, L’Œil du photographe. Monuments historiques, 1980.

16- Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, Flammarion, 2008.

17- Brasilia, photographies de Lucien Clergue, préface de Paul Andreu, textes de Lucien Clergue et Eva-Monica Turck, Hazan, 2013.

18- Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935, Gallimard, 2008.

19- Le Musée imaginaire, 1947, Paris, Gallimard.

20- Esthétique de la Photographie : la perte et le reste, Paris,
Nathan, 1998.

21- Julie Noirot, La photographie d’architecture, un art de la traduction ?, 2010, https://doi.org/10.7202/045691ar.

22- The Hand of Man on America, Chatam Press inc., 1971.

23- De l’ambiguïté en architecture, Dunot, 1971.

24- Thomas Demand, Le bégaiement de l’histoire, exposition au musée du Jeu de Paume, Paris, du 14 février au 28 mai 2023.