Le jour nuit à l’ombre

Par Philippe Garel, membre de la section de Peinture.

La lumière ne nous apparaît jamais si belle que quand nous en sommes privés. On ne parle jamais si bien d’elle qu’en regrettant son absence. C’est l’ombre qui en parle le mieux. Voilà résumés quelques préceptes auxquels je me conformais dans les années 70. J’étais si imprégné par ce qui me semblait des évidences que je fus surpris de ne pouvoir les partager. Il me semblait qu’elles étaient indissociablement liées à l’histoire de la peinture ; les liens avaient apparemment rompu. Les complices furent rares mais précieux. Ce fut l’un d’eux, Georges Jeanclos, qui judicieusement comme à son habitude, m’offrit l’Éloge de l’ombre, de Tanizaki Junichiro, un beau titre à la fois nostalgique et provoquant, et un homme pensif qui s’épanchait sur les malheurs de l’ombre. Il nous annonçait rien de moins que la mort de la nuit et nous condamnait au jour éternel. « La fée électricité » avait terrassé les spectres maléfiques et bienfaisants que le monde obscur abritait. Nous allions enfin jouir sans limite du confort et de l’apaisement dont la nuit nous privait et que la lumière nous offrait à profusion. Mais en même temps qu’elle nous comble, elle nous déshabille. Elle lève sans états d’âme nos précieux secrets que l’ombre protégeait. C’est une confidente que nous perdons, un lieu sûr, intime, privé que nous devons à présent dévoiler.

La lumière est la scène, l’ombre ses coulisses. La lumière décrit, l’ombre révèle. Les acteurs aiment la lumière, les fripons la redoutent. Le théâtre de la peinture se joue dans le dialogue tendu entre la lumière rayonnante et son ombre soupçonneuse. De cette dualité, la peinture ne pouvait que s’emparer et elle dispose pour cela de tous les outils nécessaires pour la sublimer. Cette réflexion réactive un souvenir d’un vieux professeur de peinture qui soutenait qu’il ne se passe pas grand-chose dans l’ombre ni dans la lumière et qu’il convenait de les traiter avec une extrême sobriété. Il fallait par contre concentrer toute son application sur la zone de frottement, là où l’ombre et la lumière basculent ; c’est dans la rencontre de ces contraires que tous les effets bénéfiques se logent. Quelque part entre l’affirmation et le doute. L’arc électrique jaillit de la proximité des pôles opposés. L’efficacité de la lumière n’est pas proportionnelle à la quantité utilisée, c’est même régulièrement le contraire. L’obscurité régnante dans les tableaux du Caravage ou des nuits de De La Tour, de Whistler ou de Ribot, ne trahit pas leur indifférence ou leur désintérêt pour la lumière, bien au contraire, ils la célèbrent à travers sa rareté. Une consigne militaire exigeait des soldats de ne pas fumer la nuit, l’incandescence de leur cigarette était perceptible à plusieurs kilomètres. Le jour, l’ordre était bien sûr levé. C’est sa faible intensité qui éveille notre curiosité et qui attise notre attention. Le silence ou l’autorité ne s’obtiennent pas en forçant la voix mais plus efficacement en adoptant un ton mesuré imposant l’écoute. Ce qui importe, ce n’est pas ce qui est montré mais ce qui est caché, ou plus précisément ce que le visible dissimule, l’imprévisible, le surgissement, l’illusion. L’inquiétude qui entraîne la vigilance, la méfiance, la suspicion, constitue le registre des émotions que provoque la peinture ténébriste ou luministe (ce sont souvent, à une génération près, les mêmes). Roberto Longhi nous éclaire, lui aussi, à ce sujet (la lumière n’est pas asservie à la définition plastique des formes sur lesquelles elle tombe, elle est au contraire l’arbitre avec l’ombre de leur existence-même).

Si la lumière dans sa nouvelle alliance avec l’électricité a de beaux jours devant elle, l’ombre aussi dispose d’une ultime parade, l’interrupteur.

Le rituel quotidien du coucher est l’occasion incontournable d’âpres négociations entre enfant et parents pour déterminer l’épaisseur du trait de lumière provenant de la porte mi-close de leur chambre à coucher. C’est que l’affaire est sérieuse. Entre une pénombre bienveillante et apaisante propice à l’abandon et une ultime lueur résiduelle d’un jour finissant, le dosage est précis, l’enjeu important. Il s’écrit là le scénario du théâtre de sa nuit. L’obscurité réveille les monstres, la clarté les endort.

Avoir une âme, suppose Pasqual Quignard (grand amateur de nuit), cela veut dire avoir un secret.

 

Un dernier tableau

 

L’éclat est le motif. La nuit est le décor. Dans ce tableau la lumière n’est pas simplement la source irradiante qui éclaire les formes et les tons qu’elle affleure. Non seulement elle figure au tableau mais elle y tient le premier rôle. La nuit immense et calme est embrasée par les éclairs, les éclats, les étincelles de la fête. Scène joyeuse à laquelle le peintre ne participe pas. Spectateur lointain et détaché, c’est la violence faite à la nuit qui l’occupe, comme le témoin d’un sinistre dont il cherche à comprendre et extraire les signes picturaux. Il nomme son tableau Nocturne en noir et or et non, comme on pourrait s’y attendre, Fête de nuit. Lorsqu’il le peint, l’évènement est passé, il peint son souvenir. Si la quasi obscurité de la nuit autorise encore à peine l’observation, elle s’avère inapte à exécution. On peut peindre la nuit mais pas dans la nuit. Si le motif est nocturne, l’exécution est diurne. Et pourtant on éprouve la « saisie sur le vif », la facture est active, efficace, urgente, « à la prima ». Le mystère de ce tableau réside en partie dans cette anomalie. Puisqu’il ne peut le réaliser sur site, quelle est la méthode qu’il met en œuvre pour y parvenir ? À quels artifices picturaux a-t-il recours ? Ce sont les questions qui nourrissent les grandes œuvres, rarement les réponses. Cette suite nocturne aura provoqué l’agressivité de ses contemporains qui lui reprochaient une précipitation et un relâchement technique. « Une demi-journée de travail pour peindre ce tableau », revendiquait-il en les défiant. On pourrait ajouter : peindre vite n’est pas peindre à tour de bras. J’insiste sur l’intimité que Whistler entretient avec la nuit. Il recherche le point de chavirage, l’instant précis, extrême et suprême de l’extinction des feux, la convulsion finale, son rayon vert. Avec ce résidu de couleur presqu’informe, il tente encore un dernier tableau. Au-delà, la vue ne relève plus des yeux.

James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) : « Nocturne en noir et or, La fusée qui retombe », 1875, huile sur toile, 60,3 × 46,4 cm. Detroit Institute of Arts, États Unis.
James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) : « Nocturne en noir et or, La fusée qui retombe », 1875, huile sur toile, 60,3 × 46,4 cm.
Detroit Institute of Arts, États Unis.